Entretien fleuve avec Veronika Mabardi (III)
En une dernière pirouette, Veronika Mabardi défend la parole brute et le théâtre-foutoir, révèle la beauté du déploiement d’un texte troué sur scène, clame la liberté de forme de ses écrits, revendique la perméabilité de ses mots, réveille les odeurs des Cerfs, Peau de louve et Sauvage et épingle ce qu’il convient d’ôter de sa pensée.
Toujours dans cette dynamique d’ écrire ensemble , tu as rassemblé les récits de différentes personnes sur leurs maisons d’enfance 1 . En faisant ça, est-ce que cela t’a permis de savoir ce que serait ta maison idéale maintenant ?
J’ai passé mon enfance à parler de ma maison idéale avec mon père. C’était un des grands thèmes entre nous. Il avait dessiné une maison-bibliothèque où tout était articulé autour d’une cage d’escaliers-bibliothèque. Et on se demandait : « Où mettrait-on tel livre ? » Mon problème plus concret est que je n’ai pas appris à changer une prise. Pourquoi je ne peux pas changer un robinet alors que je peux dessiner des concepts de maison ? Par contre, ce qui était particulier dans Maisons d’enfance , c’est qu’il était mené dans le Brabant wallon, d’où je viens. Ça me ramenait donc à un endroit où j’avais vécu et que j’avais quitté assez fâchée. Ça m’a raccrochée. C’était un projet coordonné par le Centre Culturel du Brabant wallon, avec l’IAD-Théâtre, et j’étais engagée pour récolter ces témoignages et en faire une pièce de théâtre. J’ai été rencontrer des gens, ils racontaient, on riait, on pleurait et je ne pensais pas beaucoup à la pièce de théâtre. J’étais dans la rencontre, j’enregistrais tout – comme toi – et puis, je suis rentrée, j’ai transcrit et, comme d’habitude, c’est magnifique, il n’y a rien à ajouter, peut-être juste à enlever pour mettre en lumière des choses. Il y avait une dizaine de témoignages et j’avais droit à quelques minutes par personne dans le texte. J'étais dans la matière – des portraits, des listes à la Perec et un carnet de bord –, plongée dans ce travail de peaufiner le portrait. Je rencontre le directeur de l’IAD à l’époque qui me dit : « Alors, comment ça marche, tu vas nous écrire une belle pièce ? » Je réponds : « Non, je ne crois pas... En fait, c’est tellement beau en soi, je n’ai vraiment pas envie d'ajouter une fiction à ces histoires-là, je crois que ça va être des monologues. » Il me dit : « Comment, il n’y aura pas de dialogues ? » « Des dialogues pourront s’inventer dans les trous, dans les espaces, mais je crois que je vais me limiter à la parole des gens qui est trop belle, je n’ai jamais rien entendu de pareil sur l'expérience d'habiter et d'être enfant donc ça va être ça. » Ça a été la crise avec les acteurs. Ils étaient inquiets de ne rien avoir à jouer. Je déclarais : « Non tu n’as rien à jouer, tu as juste à transmettre des choses, c’est magnifique, tu laisses passer ça dans ton corps, comme j’ai laissé passer ça dans mes doigts et tu respires aux endroits où ils respirent et tu vas sentir plein de choses. » Clash avec la professeure qui dit : « Si on fait ça, alors c’est quoi le théâtre ? » J’ai dit que, ça, ce n’était pas mon problème. Personnellement, le théâtre où les gens me montrent qu’ils font du théâtre, ça ne m’intéresse pas trop. C’est une belle question de se demander pourquoi on est touchés par ça et pas par des histoires rocambolesques et surjouées. C’était tous des gens adorables mais c’était la crise. Il y avait un étudiant qui était tellement fâché qu'il a dit qu’il ne travaillerait pas et qu’il s’en fichait. C’était un monologue d’un adulte qui se souvenait que son attachement, enfant, était avec un chien. Le comédien s’est alors assis sur une chaise, son chien à ses pieds et il a lu le livre, chargé par ce défi, qui rejoignait d'une certaine manière l'émotion de la personne qui avait parlé. C'était magnifique. Mon erreur, à l'époque, c'est de n'avoir pas pris le risque d'inviter les étudiants et leur professeure au dialogue, de n'avoir pas partagé avec eux en quoi je trouvais ces paroles théâtrales, il y avait beaucoup de place entre les mots pour la création. Quand Giuseppe Lonobile a monté Linden, c’est à cet endroit-là qu’il s’est placé : il a invité les actrices à se laisser traverser par le texte, ponctuation, rythme, résonances comprises. Je trouve que c'est très théâtral, se mettre à l’endroit de la parole de quelqu’un d’autre, dans le respect de cette dernière. Les actrices sont merveilleuses, elles se coulent dans la parole, c’est une transmission en chaîne. Et c’est là que ça devient intéressant, on rencontre des fantômes, on rencontre des autres.
D’ailleurs, tu donnes une définition en creux du théâtre dans Sauvage , quand tu dis aimer les trébuchements, les indécences, les faux-pas, les silences, les ratés et qu’au milieu de ce foutoir, quelque chose émerge. J’adore cette définition, quand c’est tout lisse, il y a quelque chose d’angoissant. Tu en parlais pour dire que parfois le théâtre fait plus vrai que la réalité.
Pour le moment, je fais une expérience super intéressante, je travaille avec Françoise Berlanger qui met en scène un texte, Maman de l’autre côté , où j’ai vraiment exagéré : de longs récits se télescopent avec de toutes petites phrases. Le texte est troué, plein de non-dits. Elle, elle transpose tout dans l’espace. Elle prend des risques, compose avec les mots, le son et toutes les dimensions. Ce que tu disais du volume , elle le recrée dans l’espace avec la musique. Ce que je pensais être du silence entre les phrases est en train de se remplir de regards, d'actions, de distances, de sons, de vie. Ce que j'imaginais suspendu entre les mots s'incarne entre les corps dans l’espace.
C’est quand, ce prochain texte ?
C’est du 17 au 28 janvier au Théâtre de la Vie .
Est-ce que le théâtre te permet plus de liberté que le roman par rapport au métissage du langage, comme dans Linden, avec les segments de phrase en flamand ?
Dans Linden, c’est tout bêtement parce qu’il y a un personnage flamand. Dans la prochaine pièce, il y a un personnage qui vit aux États-Unis. Il y avait du texte anglais, on l’a traduit parce qu’une des comédiennes ne parle pas cette langue et, dans la salle, il y aura des gens qui ne la parleront pas non plus. Quand on est dans la salle et qu’on ne comprend pas, on se sent exclu. Le temps qu'on pense qu’on ne comprend pas une chose qu’on est censé comprendre, on ferme tout et on rate une marche... C’était dommage, j’ai changé. Parfois, je me dis que tel écrit est du roman, que c’est pour quelqu’un qui a le temps de réfléchir, relire, regarder dans un dictionnaire ce que ça veut dire. Au théâtre, c’est immédiat. Par rapport au flamand, c’est différent : si quelqu’un dans la salle ne parle pas flamand, tant pis pour lui, on est en Belgique. Après tout, je suis aussi flamande. Avec l’anglais, je n’ai pas envie d’être dans ce rapport.
Tes romans sont très différents. J’ai un peu feuilleté Rue du Chêne qui évoquait les romans du XVIIIe avec des noms de chapitres suivis de périphrases synthétiques avec ce qu’il va s’y passer alors que Les Cerfs, Peau de louve et Sauvage se rangent plus du côté de la poésie, où les idées viennent par vagues. Comment réfléchis-tu à la forme de tes romans ?
Dans les romans que j’ai créés avec Anne Leloup (éditions Esperluète), je fais ce que je veux car je sais qu’elle me mettra une barrière de sécurité si quelque chose ne passe pas à la lecture. Je peux prendre des risques, être dans une liberté et explorer ce que je veux. Et je m'aperçois que généralement, quand je me laisse explorer, je me retrouve à rencontrer les autres. Quand j’essaye d’être plus dans les règles de la narration, je tourne en rond. Rue du Chêne, c’est une commande très spécifique, faite par Lire et Écrire à une série d'auteurices, à l'intention de personnes adultes en apprentissage d’écriture. Le cahier de charges est hyper clair : il faut que le contenu soit pour des adultes qui ont des trajets de vie à qui il ne faut pas la faire et que ce soit lisible par un enfant de quatrième primaire. Ça voulait dire du présent, de l'imparfait et du futur uniquement, des phrases courtes (maximum un complément) et un maximum de lisibilité. Par exemple, « pyjama », je pouvais l’employer mais il fallait le faire au moins trois fois sur l'ensemble du livre parce que ce n’était pas la peine d’assimiler un mot compliqué, si on ne peut pas s’en servir tout de suite pour le fixer dans la mémoire. Ça s’appelait Rue du puits, à l'origine, mais, dans « puits », il y a une diphtongue et deux muettes, c'était rebutant. Comment, avec un langage assez limité, donner du contenu ?
On dirait une contrainte, un exercice de style.
Puisque ces personnes font l’effort de lire – pour certains c’était le premier livre qu'ils lisaient en entier – je leur dois le plus grand respect. Je me suis appuyée sur des formes hyper classiques. J’étais dans le Décameron, ce sont des gens qui sont coincés par la neige, ils se racontent des histoires. La structure avait fait ses preuves. Ça me permettait aussi de parler de livres pendant ma tournée dans les groupes alpha. Cette littérature vient du conte, de l'oralité – des gens se racontent des histoires. Boccace explore cette logique, Marguerite de Navarre la met en forme : on peut utiliser ce que d'autres ont inventé. C’est dire aussi : « Ce que vous lisez, là, est relié à la littérature, ce n'est pas différent. » Les personnes que je rencontrais se sentaient exclues de la littérature, disaient que ce n’était pas pour elles, et j'avais honte… Cependant, cette littérature qui vient de l’oralité l’a peu à peu perdue. Je pouvais leur dire ça et ajouter : « Vous, vous êtes dans l’oralité que j'ai perdue et qui me manque, être sans arrêt dans l'écrit me fait négliger la mémoire, mon audition, mon sens de l'observation, les autres sens. Vous avez développé beaucoup de choses, pendant que je me perds dans le concept. » Par rapport aux incipits, je pouvais leur dire : « Dans Candide, Voltaire fait ça et, ça, ça me plait beaucoup, alors j'imite. » Je voulais donner tout ce qui me plait dans les livres, faire descendre la littérature de son piédestal. Après, je suis allée dans des groupes – j’étais reçue, c’était génial – où ils avaient écrit des suites. Un groupe avait dessiné la rue que j'avais imaginée, ils s'étaient approprié les personnages et les avaient placés en cherchant des indices dans le livre, puis ils avaient ajouté leurs maisons à la rue, et des chapitres avec leur histoire au livre. À chaque rencontre, j’apprenais d’eux. Un groupe d'apprenants m’a suivie et a relu mon manuscrit, en tant que commanditaires ; « Ça, ce n’est pas logique, ça, je ne comprends pas, comment le dire pour que je le comprenne ? » J’avais écrit « la vieille » et les femmes d’un des groupes m’avaient dit que je ne le pouvais pas, que c’était une insulte car les vieux sont sacrés. J’avais rétorqué que c'était le personnage qui disait « la vieille », qu’il était comme ça. Une d’elles a soutenu que ça n'apportait rien de plus et que le respect des anciens était plus important que la littérature. J’ai trouvé qu’elles étaient expertes là-dedans, plus âgées que moi, je pouvais l’entendre et j’ai changé. Elles m’ont aussi permis de vérifier la scène qui se passe au bord du désert, entre des personnages vivant là : « Est-ce que c’est comme ça, le désert, le marché ? Est-ce que l'une de vous a habité dans une ville au bord du désert ? Est-ce que les relations et les faits vous semblent possibles ? » Et retravailler ensemble.
Il y avait déjà cette oralité au cœur de la conception vu que tu échangeais avec ton futur public.
Oui et j’ai accepté cette commande pour pouvoir retourner dans les classes, parce que j’avais travaillé beaucoup en alpha, je n’avais plus de projet de ce type en cours et ça me manquait. Il y a quelque chose de l’échange d’expériences et de compétences. C’est génial, tout à coup, de découvrir d’autres visions, d’autres expertises. Je retournais apprendre dans beaucoup de joie.
Et en les plaçant dans des choses dont ils sont parfois exclus, comme par exemple, une tradition littéraire.
Oui à la fois ça et, surtout, je me rappelle avoir travaillé dans un groupe alpha sur la durée avec un homme merveilleux qui s’appelait Guy. Il pouvait démonter et remonter un moteur en intégral. Il pouvait refaire un système électrique, il me rendait les choses compréhensibles. S’il avait besoin que j’écrive la phrase ou que je vérifie quelque chose dans la grammaire, je le faisais. C'était la même façon d'articuler des choses ensemble pour que ça circule… Quand, tout à coup, il s'est mis à pleuvoir dans l’atelier et qu’il fallait refaire le système électrique, on a appelé Guy au secours et il a tout arrangé. En fait, on est chacun à notre endroit, ça s’échange et on apprend. Là aussi, j’ai vraiment appris à déjouer certaines hiérarchies, qui sont imposées. Par exemple, le fait que le langage doit être compliqué, comme ça, tout le monde n’y a pas accès, ou qu’il faut écrire avec des tas de lettres muettes et de diphtongues, que c’est tellement beau le français écrit comme ça, et tellement laid quand c'est simple. Ça empêche juste plein de gens de le lire.
Et, à nouveau, les métaphores qui sont là pour orner.
Oui, des espèces de couches, qui disent : « J’écris ça mais ça ne veut pas dire ça. » Alors, pourquoi t’écris ? On avait ce genre de discussions. Dans les ateliers des Réseaux d'écriture, la formatrice avait regroupé des auteurs et autrices, des professeurs de français ou des personnes dites lettrées et des groupes d’apprenants. Les auteurs et autrices donnaient les consignes, l’animatrice, Karyne, les transcodait – on s'est aperçus à quel point, dans notre monde littéraire, on avait un jargon, trop déconnecté pour que ce soit perceptible. Parfois, je partais dans des explications absconses et Karyne disait simplement « on va faire une liste de personnes, de lieux, de moments et mettre des mots sur des post-it pour s'en souvenir » et ça devenait tout clair. Un des groupes ne voulait pas arrêter, après les deux années dévolues au projet. On a dit : « Nous, on est au bout de notre proposition, on va aller boire un coup, prenez le temps de vous mettre d'accord sur ce que vous voulez faire. Quand on revient, on verra comment faire une demande de subvention pour accompagner votre projet. » Alors, on revient et ils déclarent : « On veut écrire un livre ensemble. » Et on a écrit un livre : on a créé un univers commun, des personnages et chacun a écrit une nouvelle qui devait incorporer trois personnages communs, un personnage à soi, un lieu et se passer à l'intérieur d’une journée. On a avancé ensemble, on s'est relu, donné des coups de main. Quand on lit le livre, on ne se dit plus : « Qui est apprenant, ou lettré, qui écrit professionnellement ? »
Et ce livre s’appelle comment ?
Ça s’appelle Histoires d’A, c’est paru chez Luc Pire (je crois que c’est épuisé). Dans cet atelier de nouvelles, j’avais écrit une histoire d'enfant et un des participants, Didier, me dit : « Tu parles de quoi, là ? » Je réponds « Je parle juste de ce qui est là. » Et lui : « Pas du tout, tu parles d’autre chose en dessous, pourquoi t’es pas claire ? » Vraiment très frontal. Dans mon corps, d’un côté, ça faisait : « Oui mais, quand même; c’est mon métier » et, d’un autre côté, ça faisait « Écoute un peu ce qu’il dit. » On était en 1999, ce qu’il remettait en question allait devenir la situation de base des Cerfs plus tard – une affaire de désir, de pulsion de vie. Je n’ai pas été là où il voulait que j'aille, c’est-à-dire dans une histoire hyper violente, on aurait retrouvé l’enfant mort dans la forêt. Didier aimait les thrillers et moi, le trash, ce n’est pas mon truc. Mais j'avais entendu son : « Attention, regarde avec quoi tu joues, n'évite pas les réseaux de sens qu’il y a sous tes belles métaphores… » J'y repense souvent.
Tes personnages acceptent de se faire déplacer et tu le fais aussi toi-même. Tout le monde est déplacé par la parole de l’autre, par l’analyse que porte l’autre sur son langage. Si tu devais associer une odeur à chacun des trois livres dont nous avons parlé, quelle serait-elle ?
L’odeur de Sauvage, c’est vraiment une odeur très caractéristique, une odeur feu de bois-pétard-humidité. J’associe le goût à quelque chose comme du vin chaud. C’est une odeur de squatt des années 80, de résistance dark... C’est un problème avec ce livre : j’ai du mal à faire comprendre que ces moments trash sont de bons souvenirs. C’est la déglingue mais ce sont des souvenirs, vivants, parce que c’est ensemble. C’est dans la merde mais c’est ensemble. Et je pense que pour mon frère aussi, ce serait de bons souvenirs ; quand on en a parlé avec ses amis, on a ri. Parce qu’on a survécu. Pour Les Cerfs et Peau de louve, c’est la même odeur, sans l'urbanité, l’odeur d’humus de la forêt, des feuilles et de la terre en décomposition. Pour l'atmosphère squatt, c’est plutôt l’hiver et, pour l’humus, plutôt l’automne. J’adore cette odeur, quand les champignons arrivent. Après, il y a aussi l’odeur du ruisseau qui est une déclinaison de celle-là, que j’aime beaucoup aussi.
Oui, il y avait beaucoup ce contact du corps avec l’eau glacée dans les trois romans, venir au contact pour ressentir des choses. Aussi « se laver de. »
Oui, ça nettoie. Il y a un très beau titre d ’Ariane Le Fort , L’eau froide efface les rêves. Il y a ce qu’on pense puis il y a tout ce qui encombre ce qu’on pense, les raccourcis, les clichés, les à-peu-près, l'ignorance, les réactions épidermiques. Le travail est d'extraire ce qui compte de cet encombrement.
Entretien réalisé avec Veronika Mabardi le 10 décembre 2022
chez Côté Gourmand à Schaerbeek.