Et leurs verres se sont brisés
Qu’est-ce que l’errance si ce n’est un chemin sans perspective ? Errer dans son salon comme un poisson rouge, flotter dans les idées, les velléités et l’ennui. C’est ce que font les Freudenbach, fruits jusqu’à leur nom d’un romantisme moderne.
Des frères et sœurs déroutés, un manoir en ruine où l’ennui et le désintérêt poussent comme les mauvaises herbes du jardin mal entretenu. Un anniversaire pour ponctuer le vide, des morts qui ne crèvent jamais et des vivants qui meurent sans vieillir. C’est une pièce qui ressemble à l’écho d’un rire dans une grotte sombre. On ne sait pas s’il rassure ou menace.
Irina, Macha, Olga et Andrei Freudenbach ont été prénommés ainsi par amour de la culture russe et de ses auteurs. Leur héritage est un manoir insalubre et une culture dont ils ne savent que faire. Ils s’ennuient et brûlent le temps dans l’oisiveté, le sommeil ou la velléité d’un roman. L’une dépérit dans un mariage sans amour quand une autre cherche un sens dans un travail sans reconnaissance, tandis que les deux autres errent. Puis un jour débarque Iegor, l’unique ami d’Andrei, dont la femme ne cesse de se suicider et qui tombe amoureux, comme pour échapper à une vie morose et monotone, d’une des soeurs Freudenbach. Il revient, d’anniversaires en anniversaires en spectateur niais d’un microcosme à l’agonie.
Il y a aussi la femme d’Andrei, peut-être seule vivante parmi les âmes grises du manoir. Elle ne comprend pas cette belle-famille. Le mépris est réciproque, elle vient d’en bas, ils viennent des idées. Par son prosaïsme, elle semble être la seule vivante aux alentours. Terre à terre, c’est bien ce que cela veut dire. Elle se soucie du nettoyage, du parquet qui moisit, de l’enfant qui pleure. L’existence s’accroche à ses tripes populaires tant moquées par sa belle-famille.
Iegor et la bonne femme incarnent le miroir du réel donc au sein de la famille Freudenbach. Ils constatent que le jardin change, que les parquets pourrissent alors même que la fratrie plane, de plus en plus déconnectée. Ils observent encore la vie tout simplement, celle qui se trouve dans les champignons des moisissures.
Entre mariages ratés et adultère, la pièce oscille entre gravité et tendresse. Kricheldorf, cette brillante dramaturge allemande et russophile, s’inspire ici des Trois sœurs de Tchekhov. Elle rend si bien hommage au maître qu’elle affectionne : on retrouve parfaitement l’esprit russe, chargé d’une longue mélancolie teintée de sarcasme, comme si la fatalité elle-même n’était pas si mortelle que ça. On se rit de tout.
Le huis clos d’une famille bourgeoise, loin des réalités d’un monde extérieur qui se suicide ou se couvre de mauvaises herbes, nous rappellera aussi Les enfants du Soleil de Gorki, en particulier cette rupture entre les classes, cette bourgeoise trop gâtée qui philosophe.
Les comédiens sont tous exceptionnels, incarnant à merveille ces rôles désillusionnés et ironiques, de méprisé en colère ou encore de sempiternel presque veuf naïf et adultère. Il donne une voix à la tendresse et la dureté de la pièce de Tchekhov, tendre par ses protagonistes, dure par son constat sans compromis sur l’absurdité de l’existence humaine.
La mise en scène est, quant à elle, presque chorégraphique : les corps se meuvent, chacun représentant le poids ou la légèreté et jouant sur la balance pour créer un plateau symétrique ou inégal. Le tout sur fond de couleurs pastel tantôt estivales tantôt automnales, contrastant, comme les rires et les répliques cinglantes et vives, avec le fatalisme des héros.