critique &
création culturelle
Histoire de la violence
Quand ce n’est plus « oui », c’est non

Sur la scène de la vertigineuse salle du Théâtre National, on assiste à la rencontre entre un jeune auteur français, Édouard Louis, touchant et reconnu ; et un metteur en scène allemand, Thomas Ostermeier, sensible et multi-primé. Ensemble, ils racontent l’histoire d’une nuit torride devenue horrible : la rencontre de l’auteur avec l’amant d’un soir qui lui inspirera ce récit noir.

Ce que vous avez vécu, c’est pire que la mort.

Un corps nu s’agite au sol, frénétiquement, son regard perdu se jette désespérément dans le vide. Tout est passé au peigne fin, le corps est ausculté, le récit, disséqué. Un crime a eu lieu.

Édouard rentre chez lui, le soir de Noël. Livres sous la main, l’écho de ses pas résonne dans une nuit déserte. Puis il rencontre Reda, un bel inconnu plein de fougue, de couleurs, de répartie. Après insistance de l’étranger, Édouard finit par céder à son propre désir et permet à l’homme de le suivre chez lui. Commence alors une nuit de cauchemar, celle d’un flirt qui finit mal. Les jours suivants, c’est un homme vide et meurtri qui se réfugie à la campagne, chez sa sœur, dans cette famille qu’il a tant voulu fuir. Il vit et revit la nuit d’horreur à travers le récit que celle-ci fait à son mari ; récit de la violence de l’odeur indélébile qui emballe la proie comme un film plastique et la pénètre jusqu’au-dessous des ongles ; de l’odeur aussi de cet Autre qui ne part jamais, on a beau frotter le corps comme on récure le sol. La violence du spectre qui reste même quand on change ses vêtements ou qu’on enlève les draps. La violence de devoir correspondre à l’image qu’on se fait d’une victime (la victime idéale), de performer ce qu’on est, de le rendre palpable. La violence de son intimité disséquée et confisquée, comme le corps l’a été, par la machinerie administrative de la justice. Justice si il en est.

C’est un pari risqué de reprendre l’œuvre d’un auteur, surtout quand elle traite d’un sujet si dur et méconnu : le viol d’un homme. L’ultime violence ici est que le viol devient presque une donnée accessoire : la victime est effacée par l’identité du bourreau. Ce qui ressort plus qu’autre chose quand les autres personnages s’accaparent le récit d’Édouard, c’est l’accent mis sur l’origine étrangère de Reda. Comme si le plus important dans ce viol, c’était qu’il soit commis par un immigré, par nature, forcément violent. Édouard Louis prend ainsi par instants la position délicate de la victime qui prend la défense de son bourreau pour rester fidèle à ses propres convictions.

Sur scène, on voit Édouard spectateur de sa propre histoire, comme une mise en scène personnelle qui lui permettrait de prendre de la distance par rapport au récit que sa soeur nous conte. Son récit. Elle y ajoute, avec son accent à couper au couteau, les projections de son clan picard : les préjugés qui nous sont que trop familiers en ces temps. C’est drôle, même en allemand - les sous-titres étant projetés à l’écran -, on comprend les signes implicites du langage qui distingue les classes.

La mise en scène de Thomas Ostermeier est originale, elle nous secoue comme on époussette une nappe. Les visages inquiétants ou inquiétés des personnages sont projetés à l’écran comme pour que leur angoisse vienne nous asphyxier sur nos sièges. Brut, cru, nu mais toutefois avec pudeur, Ostermeier raconte Louis, sans s’approprier son histoire. Rien n’est secret, pourtant tout reste intime comme dans le texte. Parfois la pièce est d’une violence physique insupportable : on voit le viol qui n’est pas juste suggéré. Pire, on entend les chairs qui claquent l’une contre l’autre en un bruit froid qui nous crispe. Les signes distinctifs de l’élévation sociale du héros sont aussi très marqués, par son éducation, son « vocabulaire de Ministre », ou son accoutrement. La pièce reste ainsi fidèle à l’histoire d’Édouard Louis qui assume avoir tout fait pour fuir son milieu. Il y a un mur invisible entre sa famille de campagne et lui, il existe jusque dans la manière de raconter le récit.

Dans un style simple, soigné, personnel et moderne, Ostermeier et sa troupe arrivent à s’approprier ce terrible récit tout en lui restant très fidèle. Par son propos, la pièce se veut  forcément actuelle et politique.

Même rédacteur·ice :

Histoire de la violence

D’après le roman de Édouard Louis
Mise en scène de Thomas Ostermeier
Avec Christoph Gawenda , Laurenz Laufenberg , Renato Schuch , Alina Stiegler
Dramaturgie de Florian Borchmeyer
Création des décors et costumes de Nina Wetzel
Musique de Nils Ostendorf
Vidéo de Sébastien Dupouey
Création lumière de Michael Wetzel

Vu au Théâtre National le 24 janvier 2020