Herméneutique de la réalité
dans Le conte du Tsar Saltan
Récemment récompensé du prix Casta Diva, plus grande distinction russe pour l’opéra, dans la catégorie « Meilleur événement lyrique européen », la production de La Monnaie du Conte du Tsar Saltan de Rimski-Korsakov offre une clé de lecture originale, ouvrant le champ des possibles et en harmonie avec notre temps. À découvrir en ligne jusqu'au 19 avril !
Il était une fois, dans une ville appelée Tmoutarakan, deux sœurs que la jalousie rongeait. N’acceptant pas d’être reléguées aux rangs de cuisinière et tisserande du palais par le Tsar Saltan qui leur a préféré la belle Militrissa, leur sœur cadette, pour en faire son épouse, elles décident, avec l’aide de la vieille et féroce Babarikha, de se venger. Alors que le Tsar est à la guerre, elles lui envoient un message accusant Militrissa d’avoir mis au monde un monstre. Le Tsar décide alors, par l’intermédiaire d’un messager, de condamner son fils et sa femme à être enfermés dans un tonneau et jetés à la mer. Les ayant pris en pitié, les flots les rejettent sur l’île de Bouiane où l’enfant grandit, dans l’absence de son père, et fait bientôt la connaissance de la princesse Cygne qui transformera l’île en paradis terrestre. C’est marié à cette princesse et prince de l’île de Bouiane que le prince Gvidon et son aimante mère seront retrouvés par le Tsar. Nul ne sera puni du mensonge qui changea à jamais la vie des pauvres Gvidon et Militrissa et les méchantes sœurs seront pardonnées.
Ce conte (très) populaire en Russie, écrit par le célèbre écrivain nationaliste Alexandre Pouchkine en 1831, est à la base de l’opéra de Rimski-Korsakov créé à Moscou en 1900. La structure de base, en quatre actes et un prologue, est maintenue par le metteur en scène Dmitri Tcherniakov, qui, pour son second passage à La Monnaie, nous invite cependant à adopter une nouvelle clé de lecture. En effet, alors que la psychologie des personnages était à peine esquissée dans l’opéra de Korsakov, la profondeur du prince Gvidon, autour de qui toute l’intrigue se joue dans cette adaptation de l’œuvre, réside dans la particularité de ses comportements et de son esprit, que la société définit aujourd’hui d’autisme. N’en déplaise à certains traditionalistes, Tcherniakov recrée ainsi un nouvel opéra, troublant par sa contemporanéité et percutant de sens, ne s’éloignant toutefois jamais de l’authenticité de l’œuvre, d’ailleurs prônée par Korsakov à sa manière, en s’entourant d’une équipe constituée en grande partie d’artistes russes et dont la maîtrise de la langue berce chaque air d’un naturel époustouflant.
Au début, il n’y a rien : ni musique, ni costumes, ni personnages. Une mère apparaît sur scène par l’embrasure d’une porte avec son fils, qui se met à jouer avec quelques figurines. Elle l’observe avec ce regard que seule une mère peut porter. Épuisée et vidée de toute énergie, elle s’adresse ensuite à nous, spectateurs, d’abord avec ce même regard, bleu et profond, qu’elle avait posé sur son fils, ensuite avec ces mots où résonne la mélodie de la langue russe : « Vous savez, je veux vous dire quelque chose de très important. C’est mon petit garçon, mon fils. Il ne connaît pas son père. En fait, il ne l’a jamais vu. » Elle s’allume une cigarette et continue : « Vous l’avez sans doute déjà compris, mon garçon est un peu à part. Il ne parle pas. Enfin… Presque pas. En fait, il ne parle qu’à moi ». Cette scène inédite, ne figurant évidemment pas dans le livret de Vladimir Bielski, librettiste de l’opéra, se joue sur l’avant du plateau : le quatrième mur n’est pas seulement brisé, il est dépassé par cette mère qui veut témoigner de sa détresse face à ce destin. Avec cette entrée en matière, peu commune dans l’univers opératique, Tcherniakov s’affranchit d’emblée de la grandiloquence des personnages d’opéra pour nous présenter des êtres aussi communs que mortels. Le jeu d’acteur des deux chanteurs, le jeune ténor ukrainien Bogdan Volkov, qui incarne avec brio et sans caricature ce garçon autiste, et la soprano russe Svetlana Aksenova, est bluffant de réel et de justesse, et se démarque des interprétations plus ampoulées proposées parfois à l’opéra. Habillés de leurs modestes vêtements, Militrissa et Gvidon nous apparaissent plus humains que jamais et ne deviendront respectivement tsarine et tsarévitch qu’une fois que le spectateur aura compris que le fantastique de l’œuvre sera le prétexte choisi par la mère pour introduire le monde de son fils et lui révéler l’histoire qu’elle a gardé enfouie en elle depuis de longues années. « Seuls les contes de fées sont réels pour lui. » nous lance-t-elle, et c’est d’un geste de la main qu’elle appelle sur scène les personnages de son conte.
On comprend alors les codes adoptés par le metteur en scène afin d’opérer le mariage entre conte et réalité. Alors que le silence régnait sur la scène, la musique, sous la direction d’Alain Altinoglu, retentit enfin. Sur le son des trompettes, annonçant le début du prologue, des personnages tout droit sortis d’un dessin animé apparaissent sur la scène. Ils diffèrent de la mère et du fils en plusieurs points. Ils appartiennent au monde enchanté du conte : leurs habits sont color(i)és, leurs joues sont roses, comme celles des poupées russes, et leur jeu d’acteur est plus proche de celui que nous rencontrons habituellement dans les salles d’opéra – voire même parfois caricaturé, à la manière des personnages d’un dessin animé. La mélodie, aux doux accents traditionnels et folkloriques russes, accompagne ces personnages manichéens de conte de fées et semble à elle seule nous conter cette histoire fantastique. Il faudra attendre plus de douze minutes pour entendre la voix de Svetlana Aksenova qui, s’élevant par sa puissance de soprano, nous ramène, par la beauté presque fatale de sa tessiture et par son accoutrement, à la réalité se jouant sous nos yeux. Ainsi, personnages de la réalité et du conte se côtoient sur la scène et dessinent la fresque de cet opéra, mais c’est à travers un autre médium que Tcherniakov confirme l’originalité de sa mise en scène.
L’interlude musical marquant le début du deuxième acte se concrétise par un changement de décor : la paroi séparant jusqu’alors l’avant et l’arrière de la scène se leve et un changement chromatique s’opère. On retrouve alors nos deux personnages du début, la mère et le fils, sur l’île déserte sur laquelle ils ont échoué. Les accords graves des violoncelles viennent s’ajouter à la détresse de cette mère et de ce fils perdu et à l’atmosphère grisâtre. Sur le fond de la scène, le fils dessine ses pensées sur une toile. Au fil de l’opéra, celles-ci prendront forme à travers des projections. Bien qu’elles semblent invisibles aux yeux de la mère, c’est quand elle regarde en direction de son fils que ses yeux paraissent voir ses songes et ses pensées. De la même façon, le chant des chœurs semble souvent porter les pensées de Gvidon. Et si Militrissa ne paraît pas les entendre, c’est à nouveau à travers son fils qu’elle finit par les percevoir. Le célèbre « Vol du bourdon » prendra d’ailleurs forme sur cet écran géant derrière lequel les personnages du premier acte viendront prendre place dans un habile jeu de superposition, créant ainsi l’illusion parfaite d’un mariage entre le conte raconté par la mère et les pensées de Gvidon. Ce vol, tel qu’il nous est présenté dans cet opéra, signe pour Gvidon la conquête de la liberté et la sortie de sa condition. Dans ses pensées, le jeune homme rencontre son père, punit les méchants et prend les commandes de sa vie, sous le regard plein d’amour de sa mère.
Les émotions du spectateur se bousculent face à ces scènes et à cette musique renversantes d’humanité. Les envolées lyriques de Gvidon et Militrissa invitent à un voyage introspectif à la recherche des émotions les plus enfouies, des passions les plus pures, présentes à l’intérieur de chacun.e d’entre nous. Les changements de couleurs auxquels notre œil est soumis, véritable hommage au trouble synesthésique de Korsakov lui faisant associer tonalités et couleurs, exaltent tous nos sens. Chaque vers, chaque tonalité prend un toute autre dimension dans le chef d’œuvre de Tchiernakov, chaque émotion est merveilleusement dessinée sur la scène à travers les sublimes aigus de Svetlana Aksenova et l’irrégularité de cette musique, miroir parfait de la fureur humaine. Et le quatrième acte nous propulse directement dans un monde dénué, en apparence, de toutes féeries, où les regards de la foule jetés à ce garçon « différent » nous parviennent directement et nous mettent face à notre propre culpabilité. Jamais le désarroi d’une mère n’eut plus belle représentation, les crises d’autisme plus belle musique. Jamais une fin heureuse n’eut plus grande détresse. « Les contes sont mensonges, toujours et partout » nous crie un paysan, au milieu des chants et des rires frénétiques du peuple, inconscient que la Réalité n’est qu’une chimère et que la Vérité réside dans le vol du bourdon de chacun d’entre nous, dans nos réalités et dans nos contes, dans les réalités et dans les contes d’un petit garçon différent.