Le Kanal-centre Pompidou a un certain cachet. Au départ, c’était surtout par son nom, par l’aspect inédit de son ouverture aux abords de notre beau canal tout gris, cher à Bruxelles. Mais il était trop chargé, trop hétéroclyte, comme en quête d’identité. Aujourd’hui, le vieux garage se taille un véritable visage, singulier, prometteur. John Armleder, un artiste plasticien et performeur Americano-Suisse est le premier à prendre possession des lieux : l’exposition It Never Ends (jusqu’au 25 avril 2021), s’installe dans les murs gris d’une ancienne franchise automobile devenue le laboratoire du Beau.
John Armleder vit en Suisse. Il a passé sept mois dans une prison genevoise en 1967 pour avoir refusé de faire son service militaire. C’est par ses mots que la médiatrice en bleu de travail nous introduit au monde de John Armleder sous sa première œuvre : un masque suspendu dont les orbites sont condamnés par des barreaux. Cela m’intrigue : les barreaux sont sur les yeux, pas sur la bouche ou enfermant tout le visage. Au départ, cela semble anodin, en dilettante, sorti de façon désordonnée d’un esprit habité, subversif. Pourtant,ce touche-à-tout laisse peu de choses au hasard, sa simple façon de positionner les choses participe de la capacité de l’imagination à détourner la banalité pour l’interroger.
Le plasticien revisite les dimanches pluvieux chez la grand-mère, les soirs de Noël, les salles d'attente, non pas dans leur substance mais en s’attardant sur les objets familiers qui composent habituellement ces décors. Une chaise, une voiture, un sapin, des clous, des stickers, des figurines, une nappe de mauvais goût, une vieille télévision... Autant de matériel sorti tout droit des années septante et quatre-vingt, oubliés, inutiles, mais qui, une fois détournés de leur fonction première, positionnés autrement: suspendus, pailletés, dorés, assemblés, décomposés...s’habillent d’un aspect décalé capable d’étonner et de surprendre le regard. Il a alors la capacité de nous révéler les choses autrement, détaché d’une association d’idées que l’on fait par habitude et qui finit par effacer les choses telles qu’elles sont. On apprend à regarder à nouveau.
John Armleder s’amuse avec les codes de l’abstraction, interroge le sublime, le beau, l’art, en s’intéressant à l’objet comme objet, comme ce qui est donné à voir.
Avec sa carte blanche au Kanal, le performeur signe une sorte de nouveau manifeste reprenant les codes des mouvements Fluxus et néo-géo dont il se revendique. L’art comme ensemble de pratiques, l’art comme regard sur les choses, qui sculpte, détourne et extrait avec insolence la banalité à la banalité. Le corps des visiteu.rs.ses devient lui-même un objet d’art en se déplaçant parmi les installations : on retrouve à nouveau l’obsession du mouvement, du déplacement, du positionnement qui, à eux seuls, transforment l’objet et, par là, la réalité.
Le Kanal me paraît à présent comme le lieu évident de cette exposition : le simple fait qu’un ancien garage, un lieu vaste gris et froid à cause des courants d’airs et de ces insistants néons blancs, devienne un temple de la culture relève presque de la même démarche que celle d’Armleder : détourner quelque chose (un objet ou un lieu) de sa fonction initiale.
Les ami.e.s qu’il a convié.e.s à se joindre à lui, nous offrent une exposition dans l’exposition. Des formes géométriques et colorées de Mosset, Downing et Battista aux dérives luxueuses de Sylvie Fleury, en passant par la provocante Genesis P-Orridge, ces extraits d’univers répondent à celui d’Armleder. Faire descendre l’art de son piédestal, le désacraliser, déserter ‒ à nouveau ‒ l’injonction à admirer, voilà ce que It Never Ends nous offre comme leçon ou plutôt comme piste d'émancipation.
La particularité de cette exposition était aussi propre à Kanal : le centre propose plus qu’une visite, un véritable échange sur le contenu. Des médiateur.rice.s nous attendent d’étages en étages, d’installation en installation. Leur présence n’est pas juste un trait d’union entre l'œuvre et nous, elle affirme cette possibilité d’interagir avec l'œuvre mais aussi sur l'œuvre. En cela, on est dans une posture jusqu’au-boutiste qui embrasse pleinement celle d’Armleder : interroger le caractère hiératique de ce qui est exposé ‒ artistique par sa simple exposition ‒, contribuer à la démarche artistique en posant un regard vivant et libre sur ce qui est donné à voir, le faire vivre en l’interrogeant et participer à une discussion sans fin entre l’artiste, son oeuvre et notre regard.