critique &
création culturelle

Jerk de Maud Joiret

La preuve que la poésie raconte des histoires

Jerk de Maud Joiret nous montre combien il est dur de grandir. En suivant un « Chœur et une histoire en dix chapitres » on accède à deux moments de la vie d'une femme. On y découvre un ouvrage de poésie qui ne se contente pas d'aller à la ligne. La poétesse belge met le doigt là où ça fait mal.

Jerk de Maud Joiret est une entrée dans l'âge adulte, un regard sur une fille de seize ans, puis de trente. L'autrice expose les choses comme elles sont, sans détour. Elle dit ce que ça fait d'être une femme, aujourd'hui, toujours. On comprend alors la logique de publier aux éditions L'arbre de Diane , dans la collection « Les deux Sœurs ». Cette dernière entend révéler des voix de femmes, des voix qui affirment une poésie différente. Maud Joiret en est la preuve. Sa langue nous prend à la gorge.

C'est l'histoire d'une fille en deux temps.

En fait, des temps il y en a bien plus que deux. C'est vrai qu'il y a deux grandes temporalités entremêlées dans le texte de Maud Joiret : le temps du chœur (il chante six fois) et le temps des chapitres (ils sont dix). À cette structure duelle s'ajoute deux temps d'une même vie : la jeunesse (Sixtine) et l'âge adulte (Thirty). Et en plus de ce tempo, il y a une présence poétique toujours répétée, troublante de justesse. Elle s'immisce entre le chœur et les chapitres. Elle forme des sortes d'annexes, d'une ou deux pages, toujours titrées « Là » . Ces poèmes, alignés à droite, ils  nous permettent de respirer au milieu de tous les autres temps, plus brutes, qui racontent la violence, l'amour, la mauvaise rencontre, « la mort [présentée] de façon appétissante », le fait que jerk c'est un nom masculin et qu'il veut aussi dire « viande séchée au soleil ». Cette définition toujours renouvelée, réactualisée, évolue au fil des pages et des vers et détruit la fixité parfois réductrice de la narration.

Le mot jerk , c'est plus qu'un titre bien trouvé. C'est une insulte, c'est un verbe, c'est un nom, c'est une pluralité de sens à côté desquels on ne peut passer. Alors, c'est un peu la pierre angulaire du texte. Elle polarise autant les moments où le récit est au premier plan avec Sixtine et Thirty, que ceux où le poème est plus en avant, où la narration est plus incertaine. Une des forces de ce texte réside d'ailleurs dans ce lien entre histoire et poésie. Oui, la poésie a le droit aux personnages, à l'intrigue, à la chronologie, à la lecture du début à la fin en passant par le milieu. Cela peut paraître anodin, mais c'est capital. Certes il y a une jouissance à piocher des vers au hasard dans un recueil, mais ce serait réduire le potentiel de ce genre littéraire que de le limiter à cela. En plus, ici, on peut faire les deux : suivre le récit ou se perdre dans des morceaux choisis.

Toute cette narration poétique puise sa force dans les pauses du , mais aussi dans le caractère protéiforme de Jerk. Maud Joiret relève le défi d'offrir toutes les options de la poésie et la poésie à option ce n'est pas péjoratif, bien au contraire. On peut lire le vers, ou bien la prose, le calligramme ou encore le discours, la parole éclatée sur la page. Il n'y a de frontières que par les chapitres qui délimitent la forme recueil. Au-delà de cette contrainte du livre, on jubile, car on a l'impression que tout ce qui peut être essayé est essayé.

Maud Joiret raconte, comme la poésie peut-être seule le permet, un rapport intime au monde. On réussit un peu, et c'est déjà salvateur, à accéder à ce qu'est une pensée. C'est parfois le lieu de considérations métaphysiques, abstraites, sur de grandes questions, qui restent, qu'on le veuille ou non, la vie, la mort, la paix. Seulement, là où elles sont parfois le cœur d'une œuvre, elles résistent dans Jerk plus comme des détails cinglants, des rappels à l'ordre, au même titre que différentes phrases chargées politiquement.

Gueuse is the new trend
Bouseuse is the real princess

Quitter, c'est ce qui compte.

Il y a dans tout le texte un engagement féministe certain, engagement qui vient se lier à un autre, pour le mot, pour ce que peut offrir le langage. Et il y a une réelle générosité dans ce don. La charge poétique de Jerk n'est pas juste une mise à la ligne. Au fil du recueil on observe un équilibre du rythme, des répétitions, des images, du vers. On raconte une histoire en écrivant un long poème. Il ne suffit pas d'aller à la ligne. Maud Joiret installe un cadre. Qu'est-ce que grandir dans notre société en tant que femme, mais aussi, qu'est-ce que grandir tout court ? La violence et la beauté des expériences de la jeunesse nous sont offertes à travers l'itinéraire de Sixtine et Thirty, qui sont comme leurs prénoms l'indiquent, des allégories de deux périodes de la vie d'une même personne. Cependant, elles ne sont pas juste deux faces d'une même pièce. Au travers des poèmes, elles s'incarnent comme deux identités bien différentes, la première plus optimiste et aventureuse que la seconde.

Sixtine, malgré la brutalité et les angoisses de la jeunesse, a le monde au creux de sa main :

avoir seize ans mieux qu'avoir une famille
[...]
on n'est pas périmée tant qu'on ne le décide pas
on n'est pas obligé de ranger son désir
on a droit à la vie

Thirty porte les désillusions de l'âge adulte, même si elle se bat pour briser l'amertume :

puisque tout le monde est passé par là
on attend la mort de l’insouciance
devant la machine à café
[…]
elle refuse
le rapt de son temps
il s'agit de réfléchir
il s'agit de vivre
juste

À ces deux trajectoires viennent s'ajouter les Jean. C'est une prolifération de personnages plus abstraits, d'idéaux, de surmoi. C'est d'ailleurs cette multiplication qui nous fait les accepter dans le récit. Au début, ils sont un tas de jeux de mots un peu usant et irritant, et progressivement, ils deviennent refrains et sujets de la narration. Ils incarnent sûrement les différents caractères de l'autrice et ils sont l'effort acharné, l'appétit qui nous guide tous et toutes, pour persévérer dans notre être.

Je suis Jean-Veux. Je suis Jean-Brase. […] Je suis Jean-Doute. […] Je suis Jean-Vie et sans elle, je n'ai plus d'espoir.

L'intensité est tenue tout au long du texte. Parfois, on suffoque un peu. Mais le souffle nous est toujours rendu. La ponctuation de cette histoire sont des phrases qui en jaillissent, qui sortent du rail de la narration. Ce sont autant d'exemples d'une poésie qu'on arrive pas à expliquer et qui pourtant vise juste dans les tripes. La force du vers c'est aussi ça.

les intestins travaillent
comme des bateaux de pêche

On ne parvient pas à l'analyser, à le comprendre, à le saisir pleinement, mais tout de même, on le reçoit de plein fouet.

 

Jerk

Maud Joiret

L’arbre de Diane, « Les deux Sœurs », 2022

89 pages