La technologie peut-elle être notre amie ? C’est face à cette question surprenante et profondément perturbante que Kazuo Ishiguro entraîne son lecteur dans son roman Klara et le soleil . Bien que pouvant se révéler être un choc émotionnel pour certains, c’est fondamentalement une histoire subtile et dangereusement émouvante que propose l’auteur mettant son lecteur à la fois face à son humanité et à ses limites.
Nourrie de quelques rayons de soleil, c’est dans un magasin où elle fait partie des produits stars que l’histoire de Klara commence. Voyageant de la vitrine à l’arrière du magasin, Klara n’a qu’une envie : trouver une famille qui l’accueillera et lui fera découvrir le monde. Son vœu ne tarde pas à être exaucé lorsque Josie, une jeune fille de 14 ans, la remarque depuis la rue et ressent un coup de cœur. C’est cette amie artificielle qu’elle souhaite avoir et aucune autre. Laissant ses amis mécaniques derrière elle et aux anges à l’idée de sa nouvelle vie qui l’attend, Klara, fidèle AA de la génération B2, sort enfin de sa boutique grâce à Josie. Voyage en voiture, vie de famille, vie sociale et histoire d’amour, c’est tout ce que Klara découvre durant sa mission qui n’a d’autre but que d’accompagner et de soutenir Josie dans son développement adolescent. Seule ombre au tableau : la maladie de Josie qui ne cesse d’empirer. Malgré tous ses efforts et un attachement grandissant pour sa petite humaine, Klara doute de plus en plus de l’issue de cette période difficile pour tout le monde. Face à la possibilité d’une issue fatale, une seule question se pose : Klara sera-t-elle capable de remplacer Josie dans le cœur de sa famille ? Remettant en question tous les fondements de l’humanité et du cœur humain, cette interrogation va mettre sens dessus dessous la famille de Josie. La sensibilité, la combativité et la bienveillance de Klara suffiront-elles à sauver Josie ? Sera-t-elle capable de se révéler plus humaine que jamais et de réaliser l’impossible pour cette jeune adolescente qu’elle a appris à aimer au-delà de son artificialité ? Il ne reste plus qu’à le découvrir…
« Si j’ai fait quelque chose qui a contrarié Josie, j’en suis désolée. ― Tu ne m’as pas contrariée. Qu’est-ce qui te fait croire ça ? ―Alors nous sommes encore de bonnes amies ? ― Tu es mon AA. Donc nous devons être de bonnes amies, n’est-ce pas ? »
L’humanité au travers de ses émotions est sans aucun doute l’un des thèmes les plus complexes de la littérature. Néanmoins, c’est en traversant ce thème de quelques coups de sa plume sensible et subtile que Kazuo Ishiguro est parvenu à se hisser jusqu’au Prix Nobel de littérature en 2017 qu’il a reçu pour l’ensemble de son œuvre. Philosophe et romancier d’origine japonaise et naturalisé britannique, Ishiguro, dès son premier roman Lumière pâle sur les collines (1992), se sert de la simplicité de ses histoires pour faire surgir la beauté du monde sans artifice ni grand final. Pourtant, de cette beauté et de cette simplicité ressortent avec précision nombre de sentiments humains comme cachés derrière un bosquet et ne demandant qu’à ce qu’on les découvre. Parmi eux se cachent des peurs telles que la peur de la technologie, la peur de la solitude, la peur de la guerre, la peur de la mort mais également la splendeur de l’humanité et de la bonté face à celles-ci. Comme autant de motifs poussant l’auteur à noircir des pages, ces peurs couchées sur papier sont notamment celles qui lui ont valu de nombreux prix comme le Whitbread Book Award, le Booker Prize et évidemment le Prix Nobel de littérature . C’est donc en toute simplicité que l’être humain et sa complexité émotionnelle est mise en avant dans Klara et le soleil (2021), mettant les lecteurs face à leurs propres limites et surtout face à l’angoisse de toute une génération : jusqu’où peut-on aller au nom de la technologie et du progrès ?
« Une partie de nous-mêmes refuse de lâcher. C’est la partie qui s’obstine à croire qu’il y a quelque chose d’inatteignable au fond de chacun d’entre nous. Quelque chose d’unique, qu’il est impossible de transférer. Mais il n’existe rien de tel, nous le savons à présent. […] Rien à l’intérieur de Josie que les Klara de ce monde ne soient capables de continuer. La seconde Josie ne sera pas une copie. Elle sera exactement la même et vous aurez le droit de l’aimer autant que vous aimez Josie aujourd’hui. »
Ce qui est offert dans Klara et le soleil est un balancier incessant entre ce qui semble accessible et ce qui ne l’est pas, entre ce qui semble évident et ce qui est pourtant plus complexe à comprendre. Dans un calme presque olympien, Kazuo Ishiguro invite son lecteur à se plonger doucement dans un univers technologique où les robots ont pris une place prépondérante dans la vie des enfants et des adolescents. Tout en subtilité, la prose de l’auteur fait de telle sorte que le doute s’installe : serait-il possible que ce monde soit le nôtre ? Est-ce ce qui attend nos sociétés modernes ? Les éléments futuristes parsemant l’histoire de Klara sont si finement et ingénieusement distillés dans un décor authentique que le lecteur s’identifie rapidement aux personnages et au monde dans lequel ceux-ci évoluent. Pas de surréalisme, pas d’extravagance et c’est sans aucun doute ce qui rend le message du livre encore plus frappant et émouvant. Dans ce monde si réaliste, les robots prennent vie et s’intègrent aux familles humaines. Ils semblent pouvoir s’émouvoir, ressentir, aimer et réfléchir. Ces capacités visionnaires dont sont dotés les AA de l’auteur sont-elles la preuve que rien n’est unique ou exceptionnel en l’être humain ? Des humanoïdes pourraient-ils nous remplacer ? L’exception humaine existe-t-elle vraiment ? Est-ce une illusion anthropocentrique ayant perduré durant des années ? Toutes ces questions parfois oppressantes s’infiltrent dans le cœur du lecteur au fil de l’histoire d’amitié entre Klara et Josie jusqu’au dernier mot.
« Croyez-vous au cœur humain ? Je ne me réfère pas simplement à l’organe, bien sûr. Je parle dans le sens poétique. Le cœur humain. Pensez-vous qu’une telle chose existe ? Cette chose qui rend chacun de nous spécial et unique ? »
Remettant cette antique peur de la technologie et de son avancée au centre de la question humaine, Ishiguro ne prétend pas recourir à un style choquant ou agressif pour atteindre ses lecteurs . Peu d’action mais beaucoup de réflexion et d’émotions sont au menu, et ce n’est pas un style dynamique et entraînant qui est proposé dans Klara et le soleil . Cela peut être assez déstabilisant pour certains lecteurs qui s’attendent à un schéma classique composé de la mise en situation initiale, de péripéties s’accumulant jusqu’au climax puis d’une résolution détonante. Kazuo Ishiguro plonge plutôt le lecteur dans ce qui s’apparenterait à un long fleuve tranquille où quelques remous se manifestent de temps à autre. Le seul inconvénient à cette douceur est que, par moments, elle peut être interprétée comme une sorte de léthargie, voire même d’apathie, venant de certains personnages. En effet, les personnages représentent la clef de nombreuses questions que peut se poser le lecteur chez Ishiguro. Néanmoins, ces personnages semblent parfois parler de manière cryptée, vague, sans que le lecteur ne soit en possession du code de déchiffrage. De nombreux questionnements semblent donc rester sans réponse du fait du manque de clarté de l’histoire et le lecteur se retrouve seul face aux interprétations qu’il doit lui-même inventer. Ainsi, bien que des parties intégrantes de notre humanité soient traitées avec beaucoup de poésie et de douceur (émotions, question humaine…), les outils d’interprétation et de lecture proposés ne semblent pas toujours suffisants. Le risque est alors très présent de perdre certains lecteurs.
« Que la science a désormais prouvé sans conteste que ma fille n’a rien de si exceptionnel, rien que les outils modernes ne puissent creuser, copier, transférer. […] Quand ils font ce qu’il font, disent ce qu’ils disent, j’ai l’impression qu’ils m’enlèvent ce que j’ai de plus précieux dans la vie. »
De part ce message peu clair mais émotionnellement présent, Klara et le soleil de Kazuo Ishiguro peut tout de même être lu comme une œuvre bouleversante dépeignant une humanité énigmatique qui se reflète dans la manière de traiter le sujet par l’auteur. Entre roman feel good et essai philosophique, le roman d’Ishiguro peut donc laisser certains lecteurs sur leur faim. Mais cela n’est-il finalement pas le but de cet ouvrage ? Ouvrir à la réflexion sur le caractère unique de l’être humain qui peut se sentir effrayé face à une technologie qui se révèle de plus en plus humaine.