À l’occasion de la représentation de la pièce Kvetch de Steven Berkoff, j’ai pu découvrir le théâtre du Rideau flambant neuf. Entre l’excitation de m’asseoir à nouveau dans un théâtre et la mélancolie de ne partager cela qu’avec une poignée de professionnels privilégiés, j’ai goûté mon plaisir devant la mise en scène de nos angoisses.
Le mot kvetch dérive de l’hébreu et signifie être pressé, oppressé. Il désigne aussi ces djinns perturbateurs et angoissants. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans la pièce de Steven Berkoff (qu’on a vu jouer dans Orange mécanique, Barry Lyndon, Rambo 2 ): d’individus étranglés dans leurs costumes d’animaux sociaux, asphyxiés par leurs masques et leurs postures, jusqu’à leurs corps semblant s’écrabouiller tels des conserves ou des mégots de cigarette. L’Anglais nous propose ici une plongée dans les angoisses universelles à travers six personnages et leurs interactions sociales. Qu’ils soient mariés, amis, collègues ; unis par un lien hiérarchique, affectif ou par une obligation familiale, ils s’amusent à prétendre être autrement qu’ils ne sont réellement, comme nous tous, jusqu’à étouffer et nous emporter dans les tréfonds de leurs malaises.
La mise en scène de Robert Bouvier (aussi prolifique au théâtre qu’à l’opéra : que ce soit en mettant en scène les Gloutons ou encore Faust) en est une excellente adaptation. Elle intègre le mouvement, le son et la lumière comme reflet des pensées. Les corps accompagnent l’implosion interne des personnages qui laissent le public entrer dans leur tête, établissant une délicieuse complicité. Au fur et à mesure, l’anxiété s’installant davantage, le rire laisse place à l’empathie, puis à la gêne d’une éventuelle identification. Le jeu social est disséqué, les personnages mis à nu et nous, presque de même, nous sommes démasqués. Démasqués dans nos peurs et dans nos mascarades portées sur scène avec justesse et humour dans cette pièce-miroir.
Un décor sobre a suffi, à peine quelques artifices, puisque le texte a été porté avec force par les comédiens (Guillaume Marquet, Stéphane Bissot, Mireille Bailly, Frank Michaux et Adrien Gygax) dont le corps était le meilleur outil. Ils sont parvenus à maîtriser le Double Je aussi bien par les mots, la voix, que par le physique.
Même si j’ai trouvé que parfois le ton était un brin surfait, la plupart du temps, j’ai quand même apprécié la sensibilité et l’authenticité qui se dégageaient des dialogues internes.
Kvetch est une œuvre bien adaptée au contexte actuel où, à force de bulles et de distances, on finit par craindre de ne plus savoir “jouer” toutes ces conventions sociales. La pièce m’a fait penser au film Les Nouveaux Sauvages de l’Argentin Damian Szifron dans lequel les codes explosent complètement, et l’animalité du for intérieur dévore ce qui reste de posture jusqu’à tomber dans une telle absurdité que la violence portée à l’écran, en devient cathartique.
En rentrant, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à l’avenir de la culture. C’est affligeant de voir ce qui reste en temps de crise ; où l’on met l’emphase, l’urgence : sur pas grand-chose. On pourrait penser que la culture est un plaisir de nantis, mais ce terme est vaste et concerne tout un chacun ou, en tout cas, ça devrait être le cas. Le secteur culturel est l’un des plus touchés par la crise que nous traversons et qui, selon moi, n’est pas simplement sanitaire. Comment dire que la culture n’est pas une priorité quand elle fait vivre autant de gens par les revenus qu’elle génère ou ce qu’elle distille et suscite de plus grand : l’émerveillement, la critique, le partage, l’espoir ? C’est tout ça qui est en berne quand on traite la culture comme un ornement et non comme une nécessité. Nous sommes tous touchés par son abandon, les acteurs de première ligne (je pense aux artistes mais aussi à tous ceux qui font en sorte que les lieux culturels vivent, soient ouverts, puissent nous accueillir dans les meilleures conditions : équipe technique, équipe administrative, équipe de nettoyage) bien sûr, mais nous aussi. Nous dont cette culture est le reflet, le fou du roi ou l’exemple. Il faut se demander comment les générations suivantes oseront se lancer dans des carrières balayées à la première crise ? Qui rêvera encore d’être comédien.ne, par exemple, à l’avenir ? Ce n’était déjà pas un choix facile à assumer en temps normal. En précarisant autant ce secteur, on ne sacrifie pas que son présent mais également son avenir.
En tuant le théâtre, en muselant les concerts, en fermant les cinémas, c’est aussi toute une société qu’on asphyxie : on lui dit qu’à part travailler, elle ne peut plus rien faire d’autre. Elle ne peut plus souffler, rire, se rencontrer, rêver, s’indigner. La solidarité via les crowdfundings ou toute autre initiative pleine de créativité pour soutenir autant le secteur culturel que l’horeca (notons que souvent ceux touchés par l’arrêt du premier, souffrent aussi de l’arrêt du second) ne peut pas être une solution sur le long terme. Ce n’est pas toujours aux individus (eux-mêmes touchés par la crise) de mettre des pansements sur les blessures infligées par des choix politiques. En attendant, “still standing for culture” reste un cri de ralliement, dont il faut bien mesurer la portée plus que symbolique, politique.
Kvetch a été jouée devant une quinzaine de critiques, on ne peut pas se réjouir d’un tel entre soi. Ça rappelle amèrement l’idée fausse mais parfois malheureusement trop ancrée, que la culture est un privilège et non pas un droit.