L’intime et le monde ? Qu’est-ce que je risque à écrire là-dessus ? Tout.
L’intime et le monde ? Qu’est-ce que je risque à écrire là-dessus ? Tout.
Et d’abord ma vie. Ma vie de papier, de tête pensante : être de fumée, de brume et de néant… Il n’y a donc rien à perdre, il faut se hâter ! Des mots face à la Toile, comme une marche au-dessus du Vide. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : je ne suis pas seul, il ne saurait être question de funambule ici. Pourtant mon regard dérape ; voilà ma main qui vacille… « Ma » main, « mon » regard ? Oui, une filiation se dessine à chaque coup d’œil, se précise autour de « mon » silence – je suis cerné. Un texte comme une réponse à cette question qui sommeille dans le titre ; et qui me nargue, m’appelle et m’attire telle la flamme le papillon. L’intime et le monde , Lucie et Gérard, nos deux commissaires, ont tranché. C’est en tout cas le titre choisi pour rassembler trois noms, trois amis, trois œuvres comme il convient d’en parler. Marianne, Sarah, Arié. Deux femmes, un homme, au Centre Wallonie-Bruxelles, à Paris : exposition d’installations, de peintures et de dessins, du 8 décembre 2017 au 4 février 2018. Des personnages, des figures, des icônes. Gestes ; vols ; ombres. « Qu’est-ce qu’un objet ? » Sarah Kaliski se demandait ce que c’est qu’un objet , et ceci se passait dans des temps très anciens… Il est vrai qu’elle se demandait aussi « ce qui fait de nous ce que nous ne sommes pas »…
On peut écrire le nom de Sarah, car les deux autres sont encore vivants. Sarah Kaliski n’est plus, elle est absente : à jamais cachée dans son secret. Recouverte par les traces de sa propre production, les pièces de son jeu. Enfouie dans ta vie de papier, ô errant compagnon, chère âme, puisses-tu reposer en paix, où que tu sois ! Sarah se demandait aussi, lorsqu’elle s’amusait à répondre aux questions qu’on lui posait pour une émission de radio1 , réfléchissant tout haut, comme on se parle à soi-même : « Qu’est-ce qui fait que je suis étrangère à ce que je suis, même quand je parle ? » Elle qui n’avait de cesse de s’étonner de « l’interchangeabilité des êtres »… d’être troublée par cette espèce de scandale qui « rend absurde l’idée même de la réussite… ce qu’on appelle la réussite ; et qui n’a de sens, peut-être, qu’en amour. »
« L’intime et le monde » raconte des parcours de vies à l’ombre de la mort, cela saute aux yeux. Si je me mets à en parler, ma gorge se noue, l’émotion vient, je tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau. Pourquoi ? Qu’est-ce que je risque, de quoi ai-je peur ? Le pauvre cœur accélère, comme dans l’amour, il bat à tout rompre. Pris de vertige, je perds pied – bien que je sache que nous marcherons mille autres lunes, mille autres jours avant demain. Dans un entretien avec le peintre Arié Mandelbaum, John Berger dit ceci :
Les sujets sont graves, dans ce sens ; et les corps souvent représentés, ils ont un poids. On sent le poids de ces corps, et de chaque membre. Mais, en même temps, il fait un défi, vis-à-vis de la force, que normalement nous appelons la force de gravité. Voilà… I mean …
Il y a une origine commune à ce besoin de création, et ce n’est pas le triangle. Mettons, un CRI, ou la mémoire d’un cri. Ou l’impossible mémoire d’un cri dont l’écho traverse les âges, les générations. Plutôt une étoile. L’écho d’un écho, une journée ordinaire, en somme. L’attente, l’effondrement, l’angoisse… Je continue ? Un mouchoir qui tombe dans la rue, qu’est-ce au juste, sinon un événement ? Un corps qui tombe dans la rue ? Deux, trois trottinettes qui s’enlacent ; des carnets qui s’entassent ; une poésie continue ; une voix qui se rapproche du souffle. Un effleurement. Une caresse. Vite, l’atelier ne sera bientôt plus ! Je t’aime. Vite, le rouge des cerises, les pelures d’avocat… Vite, avant que la barque ne se brise : Ya tibia Loubliou…
do do l’en-fant do, l’en-fant dor-mi-ra bien vi-te,
do do l’en-fant do, l’en-fant dor-mi-ra bien-tôt…
« L’intime et le monde » identifie la comptine au destin : ou plutôt la berceuse et la fortune. Me croira-t-on ? C’était l’heure où les lions vont boire… On essaie par tous les moyens de s’échapper, par une porte latérale, ou par une fenêtre, mais, bien sûr, il n’y a ni porte ni fenêtre. Il n’y a que le mur. Peut-être que les monuments ne remplacent pas les lieux ? Qu’un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel il soulève tout un univers. Peut-être qu’un corps qui s’effondre, qu’un immeuble, qu’une bâche : comme des pistes ou des correspondances avec notre devenir ? C’est ainsi peut-être que se donne à lire le théâtre d’objets de Marianne Berenhaut, sa comédie de fantômes : voici un fauteuil en tissus auquel manque un pied qui attend, cassé, qu’on le reconnaisse pour ce qu’il est, qu’on ne s’asseye pas trop tôt sur ce qu’il représente – sur ce qu’il raconte.
Mon père, qu’as-tu fait de mon enfance ? Qu’est-ce qu’un corps ? Qu’est-ce qu’un déchet ? Est-ce seulement, est-ce uniquement d’un héritage qu’il s’agit ? Y a-t-il encore chance de quelques découvertes ? Les morts pèsent-ils sur les vivants jusqu’à les étouffer, ou le rêve est-il plus infiniment lourd à relever ? « L’intime et le monde », promesse d’une parole enfin libre. Ou bien, qu’avons-nous à dire, et à qui, et sommes-nous capables d’écouter ?
Chut ! plus de bruit,
c’est la ron-de de nuit,
chut ! plus de bruit,
c’est la ron-de de nuit,
en di-li-gen-ce, fai-sons si-lence
mar-chons sans bruit…