La fin des hommes de Christina Sweeny-Baird
Le monde d'après
Roman un peu trop d’actualité pour passer inaperçu, La fin des hommes de Christina Sweeney-Baird raconte une pandémie qui frappe la moitié de la population mondiale. Une histoire de deuil, de résilience, avec, en toile de fond, un drame d’anticipation pointant du doigt la place des femmes dans la société.
« Leur seul conseil est de ne pas sortir. Le sous-entendu est limpide : les hommes sont censés mourir chez eux. »
Publié en français en 2022 chez Gallmeister, puis en poche dans leur collection « Totem » en 2023, La fin des hommes de la britannique Christina Sweeney-Baird interpelle. Une critique de la Voix du Nord en ouverture de l’ouvrage décrit le roman comme une « dystopie très réaliste », et ce n’est pas peu dire. Écrit juste avant la crise du Covid-19, ce roman d’anticipation se projette dans un futur immédiat, 2025 mais résonne plutôt, et amèrement, avec un passé encore trop proche. « Lorsque j’ai commencé à écrire La fin des hommes en septembre 2018, j’avais l’impression de me livrer à une expérience de pensée ultime. Jusqu’où pouvais-je repousser les limites de mon imagination ? », déclare l’autrice dans la préface, et pourtant, presque difficile de croire que l’histoire n’a pas été inspirée par la pandémie que l’on connaît tant les parallèles entre fiction et réalité s’imposent les uns après les autres.
Le récit nous projette en 2025, donc, où une maladie touchant uniquement les hommes, et tous les hommes, se répand à une vitesse folle depuis l’Écosse jusque dans le monde entier. Malgré tous les efforts pour préserver leurs proches, les femmes, impuissantes, voient presque la moitié de l’humanité s’éteindre peu à peu devant leurs yeux. La multiplication de personnages principaux comme autant de focalisations narratives souligne l’impression d’une crise globale, totale, dans laquelle les tragédies s’accumulent, indifférentes aux luttes farouches des protagonistes.
Les questions de genre sont bien entendu centrales dans ce roman, du moment où une femme urgentiste, première lanceuse d’alerte, n’est pas prise au sérieux par ses collègues et traités d’hystérique, jusqu’aux moments les plus critiques de la pandémie. Les rapports de force s’inversent : les hommes deviennent les individus à protéger, et les enfants mâles sont une malédiction, constamment menacés de disparaître.
« Chaque jour qui passe, je bénis le ciel de m’avoir épargné des fils. »
Et a contrario, les femmes se voient contraintes de pallier les manquements de la société « d’avant », notamment la disparition de millions de travailleurs dans des métiers où les hommes sont surreprésentés. Cela aura des conséquences considérables sur le traitement de l’urgence, le besoin impérieux de former des femmes pour remédier à un système qui les excluait jusqu’alors, d’adapter au pied levé le monde selon des normes complètement différentes, de reprendre les rênes d’États aux situations politiques irrémédiablement ébranlées.
Les inégalités socio-économiques sont également mises en exergue, au moment même où tous les individus se trouvent confrontés à la même tragédie – aucune clinique privée, aucune solution miracle ne protège les plus riches du Fléau. Pourtant, sous la forme de maison secondaire à la campagne, de jets privés ou simplement de possibilité d’arrêter de travailler sans grandes conséquences, les privilèges restent bien présents et fragmentent la population.
Ce scénario catastrophe aux airs de polar soulève, au fil des trajectoires qu’il trace, des dilemmes moraux qui, s’ils sont observés par le prisme de cette crise sanitaire, semblent la dépasser largement. Comment contribuer à faire société dans un monde qui s’écroule ? Comment cette situation peut-elle affecter, voire renverser, les échelles de valeurs des individus ? Quelle place le « non-essentiel » prend-il lorsque la survie est au centre des préoccupations ? Peut-on faire subsister, ou au contraire, subvertir un système inégalitaire quand ce même système (patriarcal, capitaliste) voit ses bases se disloquer ? Quelle place pour la dignité humaine quand on sait une personne condamnée ?
« Les instructions du ministère de la santé étaient strictes : nous n’étions pas censés traiter le Fléau. Nous avions pour consigne de les renvoyer chez eux sans plus de cérémonie. […] Quel intérêt y avait-il à être médecin si on ne pouvait aider les autres ? La réponse, quand nous avons posé la question au ministère de la Santé, ne s’est pas fait attendre : “Les patients susceptibles de décéder ne doivent pas mobiliser des ressources et des médicaments précieux.” »
Cela laisse alors la place à un monde d’après, un drôle de monde où le deuil est la norme, redessinant ses contours, tissant et défaisant des liens entre les survivantes. Les tragédies à taille humaine sont autant d'échos d'une crise globale et forment un roman dont les multiples points de vue entrent en résonance et apportent plus de relief à une intrigue qui n'a pas le temps de s'essouffler.
Difficile d’analyser ce livre en évitant la tentation de simplement le comparer à la réalité, comme pour valider une théorie. Mais en même temps, on ne résiste pas à la possibilité d’observer ce qui a été si prévisible dans la crise que nous avons traversé pendant la crise du Covid-19 ; on sourcille devant le récit des pénuries dans les supermarchés, celui de l’origine animale de la maladie, des théories du complot qui émergent face à la crise. Difficile également de séparer ce roman de son contexte de publication et de sa réception, et on peut se demander s’il toucherait autant si son propos ne semblait pas si juste, aussi intime, auprès de chacun·e de ses lecteur·rices.