La Grotte aux poissons aveugles d’Ayoh Kré Duchâtelet
Un univers imaginaire glaçant où résonne l’écho du Congo

À l’heure de l’effondrement tragique survenu dans la mine mal sécurisée de Kolwezi le 15 novembre 2025, fatal pour de nombreux mineurs, il est adéquat de se plonger dans le roman La Grotte aux poissons aveugles d’Ayoh Kré Duchâtelet, qui entrecroise l’oppression historique des Congolais avec une contre-violence postcoloniale d'anticipation, au sein d’un univers horrifique.
C’est avec La Grotte aux poissons aveugles que le chercheur, professeur à l’ERG1 de Bruxelles et artiste belgo-ivoirien fait ses premiers pas dans le monde littéraire, sans pour autant délaisser ses recherches documentaires sur l’histoire coloniale du Congo. Son approche mêlant imaginaire et réalité historique se retrouve dans ses autres productions artistiques conjuguant textes, images et sons, jusqu’à la scénographie (lors de la Biennale de Lubumbashi en 2022). La liberté d'imagination de Duchâtelet est fructueuse pour interroger des voies d’émancipation politique postcoloniale.

La Grotte aux poissons aveugles se construit progressivement par touches impressionnistes successives, par bribes d’histoires disséminées au fil des courts chapitres, jusqu’à ce que les trajectoires de certains personnages se rencontrent. Le récit cadre appartient au genre du roman d’anticipation, puisque la plupart des tableaux sont reconstitués devant nos yeux par la Sonde, une médium soumise à un interrogatoire par des agents du gouvernement en 2065. Ceux-ci cherchent à prouver que la secte anticolonialiste radicale qu’elle chapeaute (l'Église de l’Épine brûlée) est une complice majeure du Front de libération indépendantiste. Sous la plume inventive d’Ayoh Kré Duchâtelet, ce sont des boules d’eau noire magique qui servent de boule de cristal à la Sonde. Le point de départ de notre voyage à travers ses visions est la scène du martyre d’une prophétesse brûlée par des moines capucins au XVIIIe siècle, puis ressuscitée. Nous pénétrons ensuite dans le monologue intérieur du pagayeur Samakorosan, chargé de transporter sur son embarcation une fillette. Sa mission ne se déroule pas comme prévu : une péripétie surnaturelle emporte le rameur dans la grotte aux poissons aveugles, repère de la secte de l’Église de l’Épine brûlée. C’est dans ce lieu emblématique que des supplices sont réservés aux responsables de l’exploitation industrielle ou du gouvernement kidnappés par les fanatiques. Des documents (rapports d’enquêteurs et coupures de presse) faisant état de leur disparition ou témoignant des activités mystérieuses de la secte ponctuent le roman de sorte à lui conférer une originale polyphonie.
Un fil directeur relie tout de même les chapitres entre eux, au-delà du flou temporel qui les brouille et du mystère qui plane sur eux : la lutte entre les dominants et les dominés au Congo est une constante manifeste entre le XVIIIe siècle et 2065. L’écrivain trempe en effet aussi bien sa plume dans le sang des femmes violentées ou exécutées pendant les Temps modernes, que dans la sueur des Congolais qui ont vu leur territoire envahi par les colons, ou encore dans celle des citoyens de la RDC au XXIe siècle qui essayent, malgré la répression, de renverser le gouvernement autoritaire. Ces contestataires du pouvoir sont fédérés, comme l’ont compris les enquêteurs, autour de la secte de l’Église de l'Épine brûlée. S’ils savent user de moyens légaux (comme une mobilisation de masse ou la signature d’une pétition), c’est néanmoins leur pulsion de violence qui triomphe le plus souvent dans leurs actes terroristes contre les représentants des multinationales industrielles et leurs complices. Au sein de l’univers fictif de ce roman où réalité et imaginaire se mêlent, on préfère encore espérer que les actes les plus barbares décrits se rangent de « l’autre côté de la membrane élastomène, [...] dans le sous-rêve », dans la sphère du fantasme.
Entre démembrement, torture, exécution et noyade, Ayoh Kré Duchâtelet ne nous épargne en effet aucune description de la violence sévissant dans les mondes qu’il décrit avec un style lapidaire, nu et cru. Innombrables sont les phrases qui se déplient en coup de fouet, dans un rythme souvent effréné mais pouvant aussi s’étirer pour mimer l’agonie des victimes :
« Elle enfonce l'œil dans son orbite pour introduire un doigt sous la paupière et courber la phalange derrière le globe oculaire pour faire sauter l'œil hors de l’os. L'œil roule et glisse sous son doigt. Elle s’obstine. [...] malgré tout le plaisir que la lutte lui procure, résignée, elle saisit une pierre au sol et fracasse la grosse tête du colonel, qui se raidit dans un craquement sourd. »
Les très (et trop à notre goût) nombreuses descriptions graphiques d’actes violents répercutent en fait, comme un écho au fil des pages, l’épigraphe qui ouvre le roman :
« Œil pour œil, tous aveugles. »
Si la première partie de cette formule fait entendre la loi du talion, appelant à une vengeance qui s’abaisse à l’immoralité du bourreau, la seconde proposition ne prendra tout son sens qu’à la lecture du livre. En effet, les yeux ont une place centrale symbolique dans le supplice de prédilection de l'Église de l’Épine brûlée, comme le proclame la Sonde lors d’une exécution qu’elle jubile d’assurer :
« Le voici privé de sa vision de corps, comme de vision spirituelle il fut privé en son errance d’hérésie. »
Néanmoins, une question émerge inévitablement : au lieu de guérir lesdits aveugles sur le plan spirituel et éthique, ce châtiment n’atteste-t-il pas de l’aveuglement moral des membres de la secte eux-mêmes, capables d’une cruauté inhumaine envers leurs oppresseurs ? En quoi serait-il édifiant de répondre à la violence par une violence physique décuplée ? La loi du talion rend les dominés comme les dominants, les croyants comme les athées, les contestataires comme les complices du régime, « tous aveugles » en fin de compte. Par contraste, l’auteur pourrait attendre des lecteurs qu’ils soient clairvoyants, qu’ils recollent les morceaux d’une fable dont la visée serait de nous mettre en garde contre le cercle vicieux de la violence, tout en réaffirmant la nécessité pour les peuples colonisés de se faire justice par des moyens légitimes.
Si La Grotte aux poissons aveugles nous pousse à réfléchir à la violence et à la contre-violence dans un contexte colonial, ce n’est pas par un discours qui s'adresse directement à notre rationalité. Le caractère si déstabilisant du livre vient précisément du fait que l’irrationnel l’emporte sans cesse sur la raison, comme l’exemplifie l’étouffement du discours cohérent des enquêteurs par le vacarme des fanatiques en pleine procession religieuse à l’extérieur de la salle d’interrogatoire. De même, la voix de l’imagination écrase la voix de la vraisemblance lorsqu’est décrit le monde de l’Épine brûlée, né de l’intériorité de la Prophétesse qui « a vu croître chaque embryon de forme depuis le fond de sa colère ». En fin de compte, le pouvoir quasi démiurgique par lequel elle a créé un univers parallèle relève d’une force de fabulation assimilable à celle dont est dotée la Sonde (lorsqu’elle plonge les enquêteurs dans la visualisation d’un déluge apocalyptique) et partagée par l’auteur lui-même, en tant qu’inventeur de premier degré. En ce sens, si le narrateur souligne que « les potentiels de réalisation d’une créature sont insoupçonnables », en parlant de la Prophétesse qui s’est extraite comme un phénix des cendres de son bûcher, on peut en dire tout autant au sujet de l’imagination débordante d’Ayoh Kré Duchâtelet. Il est par exemple parti d’une archive historique sur la découverte d’une grotte préhistorique en 1957 pour en faire le siège des activités mystiques et surnaturelles de la secte. Dans son roman, les dessins de la caverne réelle deviennent ceux tracés par Simbi, bras droit de la cheffe de la secte, pour ouvrir un portail vers le monde parallèle de l’Épine brûlée, créé par la prophétesse Kimpa Vita après sa peine de mort. Tout se passe comme si l’amertume et l’indignation face à la violence coloniale étaient le point de départ des visions fantasmagoriques déversées dans le monde fictif complexe et violent, à la fois étranger et familier, du livre. C’est ce qui peut expliquer notre malaise à la lecture : notre plaisir esthétique en pâtit.
Il est intéressant en tout cas de remarquer que certains aspects de l’univers romanesque mis en place à la croisée de la science-fiction, de l’horreur et du fantastique semblent tendre un miroir grossissant à la situation sociopolitique actuelle et passée du Congo. La fiction possède en effet, malgré toutes ses invraisemblances, de fortes similarités avec l’histoire de nombreux pays colonisés, aux ressources exploitées au détriment de la population indigène.
Par ailleurs, les dérives autoritaires du gouvernement dystopique de 2065 imaginé par l’auteur ne nous renvoient-elles pas aussi aux dangers que courent nos propres sociétés occidentales ? Comment ne pas voir dans « l’Œil » (le dispositif technologique de surveillance utilisé par les enquêteurs qui perce « l’âme humaine [...], tous les secrets, les manigances, les dissimulations, les conspirations, les tentatives de déstabilisation orchestrées par le Front de libération », en digne frère du « Big Brother » orwellien) une mise en garde contre les risques encourus en cas de totalitarisme, à l’ère de la collecte intrusive de nos données personnelles ? De même, comment ne pas retrouver les failles de notre société actuelle dans la description des inégalités de genre et des inégalités du monde du travail ? L’auteur ne manque pas de mentionner les esclavagistes misogynes, les violeurs, et les patrons qui mettent en danger la santé de leurs employés. On lui saura gré d’avoir toutefois su présenter les rapports de domination sans basculer dans un manichéisme réducteur. Tous les hommes n’asservissent pas systématiquement les femmes dans l’univers décrit, où les fantasmes redonnent une agentivité redoutable aux nombreux protagonistes féminins ; les colons mis en scène ne sont pas tous aussi racistes les uns que les autres ; il existe entre eux des rapports de pouvoir internes à leur hiérarchie professionnelle. C’est avec le même sens de la nuance que l’on peut interpréter la violence contestataire décrite dans le roman : si le plaisir sadique pris à la guérilla est tout à fait condamnable, la violence des colons à laquelle elle répond en premier lieu l’est aussi, manifestement.
En somme, le roman La Grotte aux poissons aveugles n’est pas seulement surprenant par son titre : les intrigues croisées ne cessent de nous dérouter, le brouillage entre le rêve et la réalité intradiégétique laisse planer un voile de mystère qui nous oblige à naviguer à travers des époques et des sphères fictives indistinctes. L’univers surnaturel dépeint par Ayoh Kré Duchâtelet, tout en témoignant de son imagination débordante, emprunte beaucoup à la situation historique et contemporaine du Congo, sans oublier notre société occidentale. Dans un univers pétri d’invraisemblance, une loi règne tout de même avec une certaine systématicité : l’humain est enclin à répondre à la violence par la violence. En découle le caractère à la fois dépaysant et sombrement familier du roman.
Après des siècles d’oppression, maintenant qu’ils ne sont plus sous colonisation belge, comment les Congolais peuvent-ils lutter contre l’exploitation de leurs ressources à leurs dépens et faire respecter leurs droits fondamentaux ? Le documentaire Le Sang et la boue – réalisé par Jean-Gabriel Leynaud – pose cette question en creux, à l’unisson de La Grotte aux poissons aveugles : il dénonce l’impact de l’extraction minière perpétrée par des industries occidentales au Congo sur les conditions de vie des locaux. Face à la loi du talion qui bat son plein dans le roman, La Révolution non-violente2 théorisée par Martin Luther King sous la forme de mobilisations de masse (de grèves par exemple) pourrait-elle être une voie d’émancipation des Congolais opprimés ? Comment fuir la servitude volontaire3 quand la précarité restreint tant l’éventail de possibilités des démunis ?