Qu'est-ce qui nous fait aimer une pièce ? Qu'est-ce qui nous autorise à en parler ? Qu'est-ce qui nous fait douter des mots dont nous usons pour en rendre-compte ? Quel est le rôle de la critique ? Parler pour faire parler ? Donner à réfléchir ? Poser des questions ? La Place vu ce vendredi 15 octobre au théâtre Océan Nord, dans le cadre du Festival Mouvements d'Altérité, ne me laisse pas tranquille ‒ d'où ce texte.
Un garage.
Des lampes éclairent le plateau.
Trois personnages sont là.
Le public s'assied face à ce décor dépouillé.
Deux individus nous regardent droit dans les yeux, fixent chacun des spectateur, comme pour lui faire prendre conscience de l'espace dans lequel il vient d'entrer.
Une place, la place Fernand Cocq.
C'est d'elle, et de ses alentours, qu’il sera question ici.
De sa métamorphose et, pour le dire franchement, de sa gentrification.
Le bistrot du coin a fermé. Les arbres ont été arrachés. Le béton a tout recouvert. Les transformations brutales du quartier affectent les repères de Thierry et Karim.
Thierry commence à raconter ce qui l'enracine dans ce monde, il évoque en quelques mots son histoire.
Sculpteur, il rêve d'un jour créer un arbre qui serait planté là, comme une métaphore de son attachement à ce bout de la capitale, et même du rayonnement de la commune d'Ixelles.
Est-ce une plaisanterie ?
Thierry s'assure à plusieurs reprises que nous l'entendons, que nous l'écoutons attentivement, il n'a pas l'air de plaisanter.
Il faut dire que, tout au long de son discours, il n'a pas détourné une seule fois le regard du public, et qu'il a les yeux grands ouverts sur nous.
Derrière la voix de la comédienne qui l’interprète, on entend un accent particulier, un phrasé, des expressions populaires.
Il y a, dans cette exigence de fidélité à un témoignage, quelque chose d'un travail quasiment documentaire, fruit d'entretiens réalisés par Laure Lapel au départ de son travail de fin d'études en mise en scène à l'INSAS.
Cette qualité du jeu est partagée par l'autre comédienne qui interprète Karim.
Ancien employé communal, Karim a traversé une longue période de dépression nerveuse et semble depuis s'être replié sur lui-même.
Il aime les jeux de rôles, l'histoire militaire, et les souvenirs qui le relient à la place Fernand Cocq où son père avait une petite boutique de réparation de matériels électro-ménagers.
Ce qu'il y a de déroutant, hormis la transgression des genres, c'est que Karim et Thierry, tels qu'ils sont incarnés par Yasmina Al-Assi et Zoé Sjollema, nous apparaissent tout droit sortis d'une galerie de portraits du XVIIIe siècle.
L'un porte une espèce de tunique en velours vert ; l'autre, une fraise rose saumon qui met en évidence une fine barbe blonde.
Est-ce là une parodie, et de quoi ?
L'étrangeté de ces costumes est encore redoublée par la présence d'un troisième personnage, qui ne dira pas un mot de tout le spectacle et dont on ne connaîtra jamais le nom.
Il s'agit d'un éboueur, lui aussi joué par une femme, Zenabou Mbamba.
À pas lents, il va faire des allers-retours pour nettoyer le plateau de tous les déchets qui l'encombrent.
Jusqu'à soulever les pavés afin d'en extraire la poussière, les papiers, les tissus qui se cachent dessous.
Il n’est pas anodin de remarquer que cet ouvrier est noir, et cela intensifie encore le sentiment de violence qui se dégage du tableau d'ensemble.
Car, au fond, c'est bien de cela dont il s'agit avec
La Place.
D'une violence insidieuse qui exclut, invisibilise, confine au silence, écrase, piétine les êtres les plus fragiles de notre société.
Ce qui est déroutant dans
La Place
, c'est ce regard constamment posé sur nous.
Jamais Thierry ni Karim ne se tournent l'un vers l'autre.
Tout se passe comme si ce qu'ils avaient à se dire passait par notre propre écoute.
Ils adressent leurs récits à nos oreilles sans considérer que le voisin pourrait se sentir concerné, touché, ou interpellé.
Pour conséquence, une impression de distance insurmontable s'établit entre eux.
L'incommunicabilité de leur solitude n'en est que plus implacable, de même que notre impuissance devant la situation qui leur est faite.
Ils paraissent loin l'un de l'autre bien qu'ils soient au coude à coude.
Quelque chose les sépare, empêche toute rencontre, toute réunion, tout dialogue, donc toute organisation pour changer l'histoire, lui redonner du sens.
Est-ce la ville et ses logiques atomisantes, destructrices des relations sociales qui ne sont pas basées sur la rentabilité et la loi du marché ?
Est-ce leur propre malheur qui les empêche d'accueillir la plainte des autres ?
Cela va si loin qu'à quelques reprises leurs monologues se superposent, s'envahissent dans une cacophonie qui empêche de saisir leurs paroles.
Les voix deviennent un bruit qui se fond dans la rumeur anonyme de la métropole.
Et, peu à peu, la place se réduit, l'espace s'amenuise jusqu'à se resserrer en une sorte de prison ou de cage étouffante, par le lent et imperturbable travail de l'éboueur mutique.
Bientôt, dans une obstination courbée, vêtu d'une combinaison blanche et d'un masque, le voilà qui amène de nouvelles chaises pour aménager ce qu'il reste de surface disponible.
Il ira jusqu'à remplacer les sièges de Thierry et Karim, comme le signe que leur place est provisoire, qu'elle ne leur appartient en rien, qu'ils ne sont que des passants qu'on autorise tout juste à demeurer là, à condition qu'ils ne dérangent pas…
Si l'intention était de nous donner à voir l'état actuel de l'espace public et des lieux communs,
La Place,
par sa scénographie radicale, frappe comme une objectivation méthodique de ce qui nous arrive, chaque jour, sans que nous ne parvenions vraiment à le penser, ni à y résister.
Inutile de préciser que la lucidité tend au pessimisme : le moral dans les talons.
D'ailleurs, les lumières s'éteignent sur la scène sans qu'il n'y ait eu la moindre tentative d'opposition à ce qui se déroule, sinon ces paroles jetées comme d'inaudibles cris de détresse, contestations discrètes d'un ordre des choses duquel il serait temps de sortir.