Le chien aboie,
Autour de Ligne de crête de Maguy Marin : on y verra une critique de la société de consommation.
Point de musique, mais le bruit assourdissant de cette chaîne de montage à l’ère tertiaire : le rythme assourdissant d’une photocopieuse.
Point de gestes, mais la mécanique humaine réduite à sa plus caricaturale fonction motrice.
Des costumes ? Non, des indices colorés de ce qu’on ne peut se rendre nu au travail, uniformes absurdes et bariolés dont le portable fait partie intégrante.
Des bureaux ? Pas non plus : des cases où l’on se place ; des places où l’on se case. Cinq paravents d’un open space cauchemardesque…
Entre la table de cette cellule professionnelle et le rideau noir, juste ce qu’il faut de pas pour aller chercher les marchandises servant à alimenter le vide ; le processus d’accumulation à l’état pur.
Une série de produits dont l’inventaire porte à l’infini : biens en tous genres, fleurs en plastique, pneus, horloge, jouets, objets quelconques, portraits de Marx, de Freud, paquets de bouteilles d’eau, de jus, de bière, agenda, amoncellement de choses sans limites…
Comme la croissance, paraît-il, puisqu’il n’y aurait point de salut en dehors du développement ; en somme, la marche même du capitalisme !
Le degré zéro de l’écriture chorégraphique : compter les pas, les temps, entrer, sortir, encore et encore.
2018 aura donc été l’année de l’adieu à l’esthétique.
Ici, le corps concentre des réactions, porte les emblèmes de sa propre destruction par l’économie. Un instrument de domination encore imparfait, certes, mais qu’on nous promet à chaque instant d’améliorer. Il faut que ça fonctionne, que le système tienne bon, que ça circule.
Plus de travail au sens classique ?
D’accord, une ligne de crête, un chemin étroit entre deux abîmes.
Mise en scène radicale de notre impuissance à interrompre le cours délirant de ce qui a lieu autour de nous, en nous : le serpent se mord la queue entre l’imprimante à gauche de la scène et les toilettes, à l’autre bout. Ce qu’on reproduit, c’est de la merde !
Ce qu’on appelle un événement artistique n’est rien d’autre, en somme, que le dévoilement d’un échec.
Celui de l’art comme résistance ; celui de la figure humaine comme ultime utopie.
Maguy Marin ne nous raconte pas des carabistouilles, ne nous vend pas du rêve.
Et ses interprètes ? Ce ne sont plus des danseurs, à vrai dire, mais des exécutants d’une machine à entasser. Que pensent-ils de ce qu’ils font ?
Rien, ils comptent, ça trotte dans leurs cerveaux, ils sont engloutis dans le mouvement, ils avancent.
Un tas de trucs augmentent prodigieusement, jusqu’au malaise.
Là, devant nous, des êtres se déplacent, parfois s’entrechoquent, bondissent nerveusement, se croisent, se toisent, sourient dans un rictus affreux. Entre eux, pas un mot ! Ils sont programmés comme des robots, ça ne peut pas ne pas continuer, une force impersonnelle l’exige.
On notera les masques en lesquels se sont métamorphosés les visages des créatures déchues qui se meuvent entre les bureaux. Ce sont des poupées de cire, des automates grimés.
La gymnastique des apparences saute avec la contingence d’une réalité devenue impensable autant qu’indifférente.
Mais pendant qu’ils trament cette toile d’araignée où nos destins sont pris, peut-être qu’eux s’en libèrent ?
Paradoxalement, il s’agirait de mimer cette situation pour s’en extraire par une sorte de politique intérieure ?
La République étant devenue ce marché où chacun fait ses réserves pour affronter le terme de tout projet commun : comment inventer une solidarité nouvelle, une contredanse collective face à l’inlassable répétition du néant ?
Tout nous fait horreur dans ce constat, c’est de notre quotidien qu’il s’agit : rien de plus, rien de moins.
Ils marchent nus, soudain, nous nous voyons en eux, sans impudeur ni érotisme car ça fait longtemps qu’il n’y a plus quoi que ce soit à cacher dans ce cirque.
En dessous, le vide.
Au-dessus ? Également.
Plutôt que de tout casser, on peut écrire.
Ou bien fuir dans la drogue, le travail, la culture : guerre ou communication, qu’importe.
Au fond, il y a quelque chose d’insupportable qu’on aimerait bien interrompre.
Cette chose c’est l’injustice, la barbarie, la violence, que sais-je, la pollution.
Comment faire cesser ça ? Comment lutter pour que cela prenne fin ?
Faudrait-il d’abord prendre conscience de la monstruosité de nos existences?
S’agirait-il de recommencer patiemment l’analyse de notre histoire à partir d’un présent vécu comme une immense catastrophe ?
Ensuite, ensuite…
Ensuite, le spectacle vient à finir.
Nous sommes dimanche 14 octobre, il est 16 h 30, cela a duré une heure.
La photocopieuse ne s’est pas arrêtée une seule seconde et les boules Quies distribuées à l’accueil n’y auraient pas changé grand-chose.
Une discussion suit, avec Maguy Marin et les danseurs qui arrivent peu à peu.
Elle raconte comment tout cela s’est fait ; qu’elle commence seulement à saisir ce qu’est cette pièce ; ce qu’il y aurait encore à changer : pas assez fou, pas assez paroxystique.
Elle tâche d’organiser sa révolte, de répondre aux réflexions qui l’affectent : on marche sur la tête.
Avec son équipe, elle cherche une certaine disposition du réel de telle façon que chacun puisse le voir comme il est. Et peut-être le transformer ?
Sa voix est franche, elle questionne sans intellectualiser sa démarche, viscéralement embarquée dans cette entreprise où nous coulons tous dangereusement.
Comment s’échapper, revenir à l’essentiel ?
À l’extérieur du TGP, est l’été indien.
Fin d’après-midi, des gamins font de la balançoire dans le petit parc d’en face pendant qu’à Etterbeek, on ferme les bureaux de vote.
Gens aux terrasses, passants de toutes les couleurs, trams, voitures…
L’angoisse se dissipe devant l’évidence des mondes.
On y verra une critique à l’œuvre.