Le Dernier Lézard de Laurianne Lefranc
Poésie d'une introspection éclatée

En refermant Le Dernier Lézard de Laurianne Lefranc, on se sent perplexe et quelque peu décontenancé·e. C’est précisément là que se cache toute sa beauté. Un roman graphique qui conte l’histoire d’une enfance égarée aux tons pastel, délavés. L’autrice mêle solitude et mélancolie à introspection et acceptation dans cette œuvre hors du commun qui porte l’empreinte de sa période passée au Japon. Une invitation à lâcher prise et à se laisser bercer par la poésie d’un récit déconstruit.
« Je n’ai rien compris ». Voilà les mots que j’ai prononcés après ma première lecture du roman graphique Le Dernier Lézard de Laurianne Lefranc. Je suis une personne assez rationnelle et mes besoins de compréhension et d’analyse me dépassent souvent. Une frustration immense m’a envahie tout au long de la découverte de ce livre qui raconte l’histoire d’un enfant surnommé « le lézard ». Un jour, il se réveille et se rend compte que l’ensemble des êtres humains ont disparu autour de lui. Le dernier lézard se lance alors dans un voyage à la recherche de quelque chose ou quelqu’un qui permettrait d’apaiser sa solitude. Un périple quelque peu introspectif où souvenirs, interrogations et découvertes se croisent pour mieux me perdre. C’est au travers de mes propres questionnements et tentatives d’analyses que je vous invite à découvrir Le Dernier Lézard.
Le roman graphique s’est construit en grande partie sur base d’un film : Last Life in the Universe réalisé par Pen-ek Ratanaruang (2003). Le titre de ce long-métrage thaïlandais fait écho à celui du livre pour enfants que le personnage principal emporte partout avec lui. Plusieurs passages sont lus et servent la narration de Last Life in the Universe. Laurianne Lefranc raconte avoir cherché pendant longtemps ce livre avant de se rendre compte qu’il s’agissait en réalité d’une invention de la part du réalisateur. Elle décide alors de lui donner vie et de le rebaptiser Le Dernier Lézard.
En tant que cinéphile et très bonne élève, je me suis lancée dans le visionnage du long-métrage, en quête de réponses à des questions que je n’avais même pas réellement formulées. Le film raconte l’histoire de Kenji, un personnage dépressif dont le sentiment de solitude est accentué par ses différences très marquées avec son entourage. Il aimerait mettre fin à ses jours mais n’y parvient jamais. Il va alors rencontrer Noi, une femme bordélique et complètement différente de lui. Last Life in the Universe explore leur relation en marge de la société dans laquelle ils évoluent et leur solitude comblée par la présence de l’autre.

Je retrouve dans le film la thématique de la solitude et l’envie/besoin de la remplacer. Qu’en est-il cependant du voyage introspectif si présent dans le roman graphique ? Comment interpréter le cheminement de cet enfant, ses réflexions et conclusions ?
Si la source d’inspiration du livre ne m’a pas servi toutes les clés de lecture sur un plateau d’argent, c’est peut-être que certaines réponses se trouvent au cœur de l'œuvre. Que disent le découpage, les phrases, les mots à propos de ce « dernier lézard » ?
L’ensemble de l’histoire est divisé en différentes parties : le départ, une rencontre, une promenade de santé, l’odeur de la pierre chaude, le petit prince morose, l’étreinte, le dernier. Présentées sous forme de chapitres, on a tendance à penser qu’un événement en entraîne un autre. Vers le milieu du récit, on se rend compte que les phrases se suivent à la manière d’un poème mais qu’elles existent toutes indépendamment les unes des autres.
« Un caillou apparut une nuit au pied du lit.
Il montra plus tard son visage, que seule la tendresse révéla.
La solitude mène parfois vers de sombres endroits.
Le lézard l’encercla de ses bras.
Le lendemain, il avait disparu. »
Laurianne Lefranc joue avec les ellipses et met à l’épreuve notre mémoire. On revient en arrière de peur d’avoir manqué un élément crucial, on passe plusieurs minutes à répéter une phrase, si petite et pourtant si lourde de sens sur sa double page. Le Dernier Lézard est un poème. Il faut sans doute accepter que le sens qu’on y trouve est en fait celui qu’on décide de lui donner.
Quand je lis :
« Des pieds nus sur le carrelage froid. Parfois, il faut du temps pour comprendre ce que le cœur sait déjà. »
ou encore :
« Le lézard pensait pourtant que ce qui brûlait ne revenait jamais »
J’interprète l’histoire du dernier lézard avec ma propre réalité, mes souvenirs et mon passé. Les mots ne sont-ils pas volontairement vagues pour qu’on puisse toutes et tous s’y connecter ?
Dernière étape de ma quête : les représentations. Quand on parle de roman graphique, les illustrations font inévitablement partie intégrante du récit. Elles ont ici un style très spécifique. Réalisées dans des tons monochromes tirant le plus souvent vers le marron, elles évoquent une certaine forme de rêve comme si on se trouvait dans la tête du protagoniste. Les situations et les lieux sont la plupart du temps imaginaires comme les personnages qui gravitent autour du lézard.

Accompagnés de texte ou non, les dessins occupent toujours une double page comme s’ils racontaient leur propre histoire. Ils ne viennent pas clarifier les mots mais ajoutent une nouvelle possibilité de lecture, brouillent les pistes et intensifient le mystère.
J’aurai lu Le Dernier Lézard cinq fois en tout. Chaque lecture m’aura un peu plus perdue dans ma recherche de l’analyse parfaite et unique de ce roman graphique. Je ne sais pas si le lézard accepte finalement qu’il se sentira seul toute sa vie, s'il préférerait rester dans un monde imaginaire dépeuplé ou si la présence des autres finit quand même par le rassurer. Ce que je sais désormais ? C’est que ne pas tout comprendre et parfois même perdre pied peut aider à s’accepter.