Le Garçon du dernier rang
Les mains tachées par les mots
Du roman espagnol du même nom, Le Garçon du dernier rang a été adapté au théâtre Jean Vilar et joué durant tout le mois de mars 2024. À travers les rédactions de Claude se dévoile le quotidien d’un de ses camarades de classe. Impressionné par ce jeune garçon à la plume acérée, sa professeure de français l'encourage à continuer ses explorations littéraires. Pourtant, un jeu de voyeurisme se met lentement en place. Un drame est en train de se jouer et personne n’a envie que cela s’arrête.
Claude (Louise Manteau), assis au dernier rang dans le cours de langues et lettres de Madame Germain (Monia Douieb), ne se distingue dans aucune des matières, sauf en mathématiques. Ce sont elles qui l’emmènent dans le monde des mots. Sous couvert de donner des cours particuliers en mathématiques à un ami de classe, Rapha (Anna Solomin-Ohanian), Claude s’introduit dans la maison de ce dernier. Captivé par une maisonnée à des lieux de son quotidien, il commence à écrire.
C’est une étude de personnages qui nous est offerte. À travers les mots de Claude, chaque membre de la maison est passé à la moulinette de son récit. Ces lignes, elles sont lues par sa professeure, Madame Germain. Face à cet élève à la plume acérée, elle s’enivre rapidement de ces rédactions indiscrètes. Elle pousse Claude à améliorer son style, à observer de plus près la famille de Rapha, à aller au-delà de la caricature, de la satire ou de la moquerie. Alors Claude s’éprend d’eux, du père de Rapha (Hyacinthe Hennae) et son dévouement de façade pour son travail, de la mère de Rapha (Astrid De Toffol) et de son errance de femme au foyer. Lentement, cette famille sent pointer un malaise face à ce garçon dont le regard épie leurs habitudes et leurs paroles. Il y a quelque chose de malsain dans l'obsession de Claude.
« Cela ne te rend pas nerveux, ce regard vide ? »
Un drame est en train de se jouer et personne n’a envie que cela s’arrête. Comme Germaine et sa femme, Jeanne (Morena Prats), nous sommes suspendu·es aux pages volantes que Claude leur cède, un sourire presque cruel aux lèvres. Ce voyeurisme possède quelque chose d’agréable. Toutefois, ce qui se passe lorsque Claude donne des cours particuliers à Rapha et déambule dans la maison, personne n’y a réellement accès. Peut-être qu’au fil des pages noircies par Claude, tout n’est qu’imaginé, déformé, étiré. Peut-être.
« Les gens ont besoin qu’on leur raconte des histoires. Sans les histoires, ils ne sont rien. »
Adaptation du roman espagnol Le Garçon du dernier rang écrit en 2000 par Juan Mayorga, la pièce de théâtre est montée à Paris en 2009 à partir de la traduction en français de l'œuvre, éditée la même année. Le roman est aussi porté au cinéma par François Ozon en 2012 sous le titre Dans la maison. Dans cette nouvelle adaptation au théâtre Jean Vilar, une bonne moitié de la scène est tapissée de livres ouverts et de pages éparpillées. Au fur et à mesure que le temps défile, la scène se recouvre de dessins troublants, de formules mathématiques et de pages déchirées. Tout l’espace est saturé par l’écriture de Claude. Ce basculement progressif vers l’inquiétude qui saisit la scène se marque aussi dans un jeu de lumières, couvrant d’un voile bleuté les acteur·ices pris·es dans la toile narrative. Ce bleu, c’est aussi celui des mains de Claude, tachées par le texte, comme une preuve de la culpabilité d’avoir écrit et, surtout, d’y avoir pris du plaisir.
On croit tellement à cette histoire et à ces personnages sur le fil : le jeu des acteur·ices est si juste qu’il est aisé de se fondre dans la pièce et de prendre pour vrai ce qui se déroule devant nos yeux. Pour nous donner l'impression que les passages du récit de Claude nous sont lus sur scène, Claude commente en direct les attitudes de la famille de Rapha en regardant le public. Les autres membres de la maisonnée, eux, ne perçoivent pas ce qui se dit. À quelques reprises, ceux-ci sont soudainement figés, tandis que Claude déroule son discours à leurs propos. La mise en abyme n’en est que renforcée. Jessica Gazon, à la conception et à la mise en scène sur cette pièce, a déjà adapté des romans au théâtre, avec Celle que vous croyez de Camille Laurens et En finir avec Eddy Bellegueule d'Edouard Louis ‒ pièce dans laquelle Louise Manteau joue d’ailleurs un des personnages. Le jeu sur les regards, voyeurs, angoissés, ennuyés, en est troublant et donne une autre dimension au texte.
« Tu aimes lire et écrire. Qu’est-ce que tu vas être malheureux. »
Ce qui m’accompagne encore alors que j’écris ces lignes, c’est le regard de Claude. Je me le rappelle bleu, comme ses cheveux et ses mots. Un regard dur, de celui qui aimerait recracher ce que la vie lui a fait avaler de force. Un regard perçant, qui cherche à mettre à nu les autres pour continuer à se cacher. Même si Claude préfère observer les autres plutôt que sa propre existence, nous, nous pouvons l’observer à notre guise. Et c’est ce regard qui vous accompagne à la sortie du théâtre pour ne plus vous lâcher.