Le Lapin de Chloé Delchini
Un livre un extrait (27)
Un livre, un extrait, un commentaire. Karoo vous propose un autre regard sur les livres ! Extrait commenté de Le Lapin de Chloé Delchini par Nina Dherte, qui s'épenche sur la peur de grandir.
Le Lapin raconte l’histoire d’Ulysse, jeune adulte de vingt-huit ans inquiet à l’idée de se voir grandir. De retour après dix ans dans la ville qui a bercé son adolescence, il passe une journée à arpenter les lieux qu’il pense connaître par cœur avant de rejoindre Pauline, son amour de lycée jamais revue depuis lors. Souvent intacte, parfois différente, Bécon-les-Bruyères est toujours la même, mais pas les gens. Lors de ses errances, il se rend dans un bar. Son attention est alors attirée par une jeune adolescente qui lui fait penser à Pauline et lui remémore une période à jamais révolue.
« [...] je la regarde et j’ai envie d’être elle tellement fort qu’une seconde je suis mort en la fixant, elle m’a tué de toute la vie d’avance qu’elle a dans ses bras fins qui n’ont pas pris le gras du temps, maigre comme si elle n’avait encore rien mangé, rien eu dans les dents, maigre pas en calories, maigre dedans, le temps passe (et je dis cette phrase) je dis le temps passe et t’es obligé de porter son poids, de prendre son poids, tu grossis à l’intérieur du temps qui te rend gros et lourd de tous les moments, comme ta garantie pour peser sur la balance du monde, dans les conversations, la chaise grince sous mes calories additionnées comme les minutes qui enveloppent un jour et te font passer au suivant, et je la vois qui juge les autres tables, survole les problèmes des gens et je voudrais sa vie plutôt que la mienne, si légère (et je le dis aussi) si légère, je voudrais lui voler le reste du temps qu’elle a et quitter le reste du temps que j’ai. Elle finit son verre en trois gorgées et c’est trop tard pour ce que j’ai été.
Je la regarde pour moi. »
Je lis cet extrait du premier roman de Chloé Delchini et, arrivée à la dernière phrase, j’ai besoin d’une pause. Je ferme le livre car je sens les mots résonner en moi. Moi aussi j’aimerais voler la vie des autres, Ulysse. J’aimerais voler leurs corps jeunes épargnés par le temps, leurs ardoises vierges, leurs tableaux blancs. La vie d’adulte me paraît lourde et compliquée, imbriquée entre l’insouciance et le laisser-aller. Moi aussi, j’ai peur de grandir.
Je ne pourrais pas poser de date exacte sur le moment de rupture, mais il y a quelques années, j’ai remarqué que mon corps avait changé. Résultat d’expériences, de cicatrices, de vie, je le trouve en décalage avec mon esprit. Je suis comme une enfant dans un corps d’adulte, j’habite une maison dans laquelle je me sens étrangère. Alors, j’observe les gens – surtout les enfants et les adolescents – et je rêve de me glisser à l’intérieur d’une autre enveloppe, celle qui serait capable de crier au monde la personne que je suis réellement. Seulement voilà, l’enveloppe parfaite n’existe pas. Peu à peu, j’ai donc appris à développer des stratagèmes qui aident à faire coexister mes deux réalités. Comme si mon corps était mère de mon esprit, mes mains caressent mes bras, mes épaules, mes cuisses pour me rassurer lors d’une contrariété. Véritable câlin maternel synonyme de « tout va bien, je suis là », ces gestes me permettent de trouver un équilibre, de me sentir chez moi.
Faudra-t-il que je fasse un jour le deuil définitif de mon âme d’enfant ? Cette période n’est-elle qu’une transition ? Moi aussi, Ulysse, je me pose ces questions.