Le Paradoxe du tas est une pièce essentiellement construite sur l’incapacité à communiquer. Et ça tombe bien, car elle est majoritairement écrite sans mots. Les personnages n’ont pas de nom, tant mieux, puisqu’ils ne s’appellent pas.
On éteint nos portables dans la petite salle des Riches-Claires.
C’est l’histoire de voisins rangés dans six cases. Six cases différentes de la même taille, placées sur scène. Comme les étiquettes sociales, c’est fourre-tout et comme dans toutes les cases, c’est irrespirable. Au-delà des murs, une barrière invisible et les personnages si dociles se contorsionnent dans leurs espaces. Le couloir et l’Autre sont une opportunité d’exutoire qu’on goûte à moitié. On dirait qu’ils veulent s’échapper, ils le peuvent mais ne le font pas. Docilement, ils restent chez eux à s’emmerder dans leurs peurs et à psychoter dans des corps étriqués comme des automates qui dysfonctionnent. C’est un peu nous.
C’est l’histoire de voisins de palier qui se côtoient. J’aime bien le verbe côtoyer parce qu’il y a le mot « côte » dedans. Se côtoyer, c’est vivre côte à côte. Comme ces appartements, face à nous, qui ressemblent à des boîtes d’allumettes géantes. Donc on ne se regarde pas, on est juste l’un à côté de l’autre. Et c’est ça l’histoire, c’est l’histoire de voisins qui se parlent sans communiquer. Qui d’ailleurs se parlent si peu que le langue est comme un muscle endormi. C’est l’histoire de voisins qui font une sorte de kinésithérapie sociale : ils se rééduquent à l’Autre.
On y voit l’indifférence et la solitude ensemble, un peu comme dans le métro au quotidien. On voit que seuls les événements, les accidents nous rappellent que nous sommes pareils, dans la même bulle planétaire, et ça nous rassure. Ça en dit beaucoup sur notre époque, sur nos handicaps langagiers et nos problèmes de communication, sur la nécessité d’une logopédie dans nos rapports sociaux. Ça en dit long sur nous mais aussi sur ce qui nous arrive, qui malgré l’horreur de la mort et de la peur, nous offre une chose : l’espoir d’une humanité qui se réveille à la moindre secousse.
La pièce a été écrite par six copains sortis de l’Institut des arts de diffusion (IAD) il y a deux ans. Les six compères ont créé alors le collectif Hold up. Mon sentiment, après un peu plus d’une heure de représentation, est que j’aimerais les revoir dans quelques années ; le spectacle manquait parfois d’une certaine justesse. J’avais l’impression qu’ils étaient encore attachés à une forme d’académisme qui empêchait la magie d’opérer. Les personnages manquaient de réel, de fluidité. Ils jouaient mais ils n’incarnaient pas et c’est ce pas non franchi qui a un peu écorché l’essence d’une pièce pleine d’espoirs. Deux comédiennes sortaient néanmoins du lot, leur ton était plus maîtrisé, plus juste.
Dans son ensemble, je trouve que la pièce aborde avec légèreté un sujet complexe et difficile ; en si peu de temps, il semble impossible de l’explorer jusqu’au bout. Est-ce dû à ça, ce goût de trop peu ? C’est elliptique : celui qui s’attend à une analyse poussée du genre humain et de ses contradictions, ou de la rencontre entre les Hommes sera déçu.
C’est frustrant, on aimerait parfois les aider à accoucher de mots, d’aveux amoureux. Ceux qu’on a parfois nous-mêmes tant de mal à dire, ceux qui ne vont pas plus loin que le bout de la langue ou qui nous restent en travers de la gorge. Tous ces mots qui s’installent sur des chaises vides, dans cet espace entre deux bouts de banc et où l’on s’installe, bien séparé des inconnus. Ces bonjours qu’on garde pour soi dans la rue et ces chansons qu’on nous a appris à ne pas chanter parce qu’on est en public. On espère que les personnages parleront et chanteront pour nous ; mais ils sont un simple miroir du quotidien.
J’ai beaucoup aimé la mise en scène. Le décor était modeste, ludique et coloré. Il remplissait son rôle de décor : présent et suffisant, sans voler la vedette aux comédiens dont on appréciera la complicité, la coordination dans les mouvements. C’est ici le travail de Tristan Grandamy pour le décor et de Clara Pinguet pour les lumières qu’on peut applaudir.
Le mouvement et la place donnée au corps donnent à la pièce son identité originale. Ils ont été chercher du côté des ressorts classiques de la comédie : grimaces, chutes, coups… Je trouve intelligent et fin de la part d’Hold Up, aidé de Florent Lebeaut et de Rachel Lesteven, d’avoir imaginé un traitement aussi léger et frais de sujets aussi lourds. C’est une manière de démystifier les grandes questions de notre époque, de les rendre accessibles pour le spectateur, qui est alors invité à réfléchir et à se positionner.
Laisser la porte ouverte en terminant sur une interrogation est une jolie façon de baisser le rideau.