Tout commence comme un polar dans la salle des Martyrs . La lumière sombre, grise, froide, une ambiance qui transforme les voix en échos presque fantomatiques transpercés par le verbe clair et incisif de l’auteur austro-hongrois, Franz Kafka.
Le Procès fait partie de nos imaginaires et pourtant qui sait réellement ce que raconte ces dix cahiers publiés à titre posthume ? Il semble qu’ils aient encore bien des secrets à révéler. La mise en scène d’Hélène Theunissen, avec ses murs qui se déplacent comme dans un labyrinthe vivant ayant des yeux et des oreilles, reflète un peu ces mille interprétations possibles du célèbre roman. On pourrait en retrancher des chapitres, en dépouiller le texte ou les réagencer à sa guise.
Joseph K est un cadre de banque, propre sur lui et à l’assurance frôlant l’arrogance. Si sûr de ses privilèges que lorsqu’on l’arrête sans raison, il s’inquiète à peine, confiant dans le système. En grand coureur de jupons, il continue à sortir et à s'adonner à différents plaisirs dont celui de la séduction. Si l’atmosphère installée dès le départ ne tranchait pas avec cette légèreté, le Procès aurait presque eu des airs candides. Mais voilà, un homme est arrêté sans qu’on ne sache pourquoi, rappelant l’époque de l’embastillement et les régimes à l’origine de détentions arbitraires.
C’est un mélange paradoxal d’angoisse et d’humour qui entraîne le public dans un univers étrange où l’horreur quoique bien présente, permet encore quelques doutes.
Les personnages ont l’air sortis d’un tourbillon lynchien , d’une faille incertaine du cauchemar dans la réalité donnée à voir : presque irréels. Des monstres qui n’en n’ont pas l’apparence, tirés à quatre épingles. Des êtres inquiétants bien qu’ayant l’air inoffensifs. Ils sont partout, surveillent, écoutent aux portes et semblent voir à travers les murs. Joseph K est suivi et se rend compte bien trop tard de l’étau qui s’est refermé sur lui, celui d’un appareil judiciaire inique auquel ne pas se fier. Il devient presque le personnage d’une fiction observée de l’extérieur par ses interlocuteur·ices. Seules les femmes qui l’entourent tentent de l’avertir du piège qui l’avale, des manigances d’une administration omniprésente, mais il est bien trop occupé à les courtiser pour les prendre au sérieux.
L’ambiance pesante est accentuée par les regards des acteur·ices projetés sur les murs comme filmés par une caméra chirurgicale, entrant dans un corps. Les visages sont gris, les regards sombres, seuls teintés de l’éclat du talent de chaque membre de Théâtre en Liberté . Pour accompagner l’énergique Bernard Gahide qui interprète l’anti-héros kafkaïen, une compagnie de membres plus talentueux·ses les un·es que les autres. Capables de porter le plus justement possible la langue précise de Kafka, parfois même en version originale. Le texte plein d’humour permet de reprendre son souffle, mais à peine quelques secondes.
De quoi le Procès est-il l’histoire? Si d’aucun·e y ont vu une lecture de la montée de l’antisémitisme (Kafka était juif), Hélène Theunissen défend une compréhension plus ouverte d’un texte complexe, en explorant par exemple la piste d’un rapport filial compliqué que l’auteur entreprenait avec son propre père. Le Procès serait le reflet d’un carcan familial dont il n’aurait pu se défaire. La metteuse en scène s’attache le plus fidèlement possible au texte de l’écrivain pragois, à la beauté de son allemand et tente de rendre hommage à son humour souvent oublié. Elle propose également une interprétation plus sévère à l’égard du personnage principal, dépeignant un être nuancé, osant par la même occasion une adaptation féministe du récit, en faisant des femmes — traitées comme des proies par Joseph K — des héroïnes loyales et avenantes qui seront, en fait, son unique secours. Les écouter en égales aurait peut-être pu le sauver…
Le Procès montre aussi les rôles interchangeables que nous habitons : de juges à justiciables, questionnant les principes du droit et leur solidité à l’époque de démocraties menacées et vacillantes. On pourrait imaginer à la lueur du passé ce que seraient d’honnêtes citoyen·nes face à des systèmes censés les protéger mais qui, devenus fous et dysfonctionnels, meurtrissent avec la complicité d’un peuple désuni. Celui-ci ayant perdu son âme et son sens de la survie collective.
Si une touche presque mystique ne recouvrait pas le célèbre texte, on pourrait y déceler les errances de nos sociétés et l’incertitude de notre époque, pouvant accoucher du meilleur comme du pire. Mais ce serait bien trop simple et cela ôterait au Procès sa puissance indéchiffrable.
C’est à la lueur du couteau qui assassine Joseph K que le rideau retombe et que la troupe Théâtre en Liberté, résidente depuis plusieurs décennies au théâtre des Martyrs, a tiré sa révérence pour la dernière fois sur la scène du lieu culturel bruxellois.