Le Talentueux Mr Ripley
Je est un autre
Autopsie philo-cinématographique #3
Désir, imitation et rivalité : Le Talentueux Mr Ripley (Anthony Minghella, 1999) explore les tréfonds de notre identité. Comment Tom Ripley, ce faussaire un peu niais, vient-il interroger notre rapport à l’altérité ? Rétrospective d’une anatomie du désir.
À l’occasion de la récente série Netflix Ripley, penchons-nous sur l’une des adaptations cinématographiques les plus mémorables d’un personnage aussi obscure qu’énigmatique, celui de Tom Ripley. Que vous ayez un jour éprouvé l’amère impression de faire tache ou subi la douloureuse comparaison avec un ami, un frère ou une sœur, Le Talentueux Mr Ripley ne vous laissera pas indifférent. Quarante ans après le brillant Plein Soleil de René Clément, Anthony Minghella réanime Thomas Ripley, un inconnu désargenté et prêt à tout pour une vie meilleure. Cette quête le perdra, lui et ceux qui entrent dans sa vie ou plutôt dans lesquelles il entre. Le casting quatre étoiles (Jude Law, Matt Damon, Gwyneth Paltrow, Cate Blanchett, Philip Seymour Hoffman) immortalise de grands acteurs à leurs débuts. Au travers du flashback de Tom, on plonge dans l’Italie des années 1950. Un décor de carte postale, des corps chauds, une jeunesse insouciante… On se prête à rêver, et comme Mr Ripley, on aimerait être de ce monde.
« J’ai toujours pensé qu’il valait mieux, bien mieux, faire semblant d’être quelqu’un que d’être toute sa vie personne. » (Tom)
Qui sont Tom Ripley ?
Patricia Highsmith est la mère d’un des antihéros les plus complexes du XXe siècle. Tom Ripley naît sur papier en 1955. Cinq ans plus tard, il prend les traits d’Alain Delon dans Plein soleil. En 1999, c’est au tour de Matt Damon d’interpréter ce personnage aux multiples facettes. Comme Andrew Scott aujourd’hui, d’autres acteurs ont endossé ou endosseront ce rôle unique. Mais qui nous offre l’incarnation la plus vivante de Ripley ? Emblématiques, Plein Soleil de René Clément et Le Talentueux Mr Ripley d’Anthony Minghella nous livrent deux histoires différentes. Personne ne voit jamais le même film, et personne ne voit jamais le même Tom Ripley non plus.
Chacun à leur façon, Alain Delon et Matt Damon jouent les doppelgänger et se distinguent dans l’art de la duplicité. Écornifleur et pique-assiettes, Ripley est un voleur d’identité. Matt Damon donne à son personnage un aspect empoté, sensible et imprévisible. C’est une version plus fidèle du parcours de Tom que propose Minghella. Il prend néanmoins des libertés en extrapolant l’homosexualité du personnage, un aspect suggéré dans les livres. Il se sert de ce penchant refoulé pour justifier la violence réprimée de Tom. Son Talentueux Mr Ripley se décline en trois actes, associés à un lieu et à un meurtre : à Naples, Tom s’invente une amitié avec Dickie ; à Rome, il se fait passer pour Dickie ; à Venise, il devient l’ami de Peter. Dickie, et ses deux amis Freddy et Peter, seront les (in)fortunées victimes de ce talent-tueur Mr Ripley. Au fil de ses crimes, Tom s’enfonce dans une spirale ténébreuse qui flirte avec la folie.
On ne s’attache pas de la même façon au Tom de Delon qui est plus suffisant et machiavélique dans son jeu. Il suscite en nous irritation et mépris. C’est un Ripley méthodique, calculateur et dénué de conscience. Delon cultive son jeu sur sa ressemblance physique avec Maurice Ronet (Dickie). On suit ses manigances pour remplacer son « ami » jusque dans le lit de sa campagne, Marge (Marie Laforêt). René Clément réussit ainsi à nous présenter un escroc doublé d’un sociopathe.
Le trait commun, fascinant et terrible, de la figure de Tom Ripley est sa capacité d’assimilation. C’est un monstre moderne qui assimile ses proies. Dans le film de Minghella, la scène du miroir annonce cette assimilation. Dickie, surprenant Tom avec ses propres vêtements, nous apparaît dans le reflet du miroir derrière lequel se cache notre faussaire. Dickie semble alors comme absorbé par Tom dont l’ombre menaçante sur le mur rappelle sa nature double. Cet aspect vorace est plus frappant encore dans Plein Soleil. Le Tom de Delon trouve toujours l’appétit après avoir commis l’un de ses méfaits (une miche de pain, un poulet, du poisson). Lors de la séquence du marché, mû par une faim insatiable, il scrute avec avidité les carcasses de poissons frais. À son passage, les raies disposées sur les étals lui offrent des visages apeurés. L’instant d’après, une balance rappelle les conséquences de son appétit criminel. Son excès de confiance aura raison de lui. René Clément réécrit la fin de l’histoire. Après que Tom eut obtenu les faveurs de Marge, et alors qu’il semble hors de tout soupçon, le fantôme de Philippe (Dickie) resurgit. Son cadavre remorqué par son bateau emporte avec lui le cri déchirant de Marge.
Violence symbolique en image
À l’instar de Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol, Le Talentueux Mr Ripley nous raconte la venue d’un intrus dans un monde de privilégiés. Mais tandis que dans Gattaca, Vincent nouera une certaine complicité avec l’élite qu’il côtoie – et dont Jude Law fait à nouveau partie –, Tom reste ici un sujet de mépris. S’appropriant tout ce qu’il touche, il finira par apparaitre aux yeux de cette jeunesse dorée comme le parasite qu’il est.
« Il faudra dire à Mr Greenleaf que tu as su faire des miracles avec ses dollars. Je repensais à la première fois où nous avons vu Tom à Mongibello. Et aujourd’hui regarde toi… Un vrai châtelain. » (Marge)
Entre un Dickie jouisseur, l’indolente Marge et l’outrancier Freddy, tout semble simple pour ces expats de la Upper class américaine. Tom a du mal à s’intégrer à ce monde oisif dont il ne partage pas les codes. On se moque de sa pâleur, de ses vêtements ou de son inaptitude au ski, et enfin on l’exclut. Pourtant, Tom semble être le produit d’une éducation classique. Il emporte Shakespeare dans sa valise, écrit correctement et joue du piano. Le film n’expose pas la genèse de Tom, rendant plus mystérieuse l’origine de son bagage culturel. Dans une allégorie de son ascension, son départ de New York passe par une échelle. Tom apparait comme le résultat d’une acculturation accélérée. Alors garçon de salle dans un opéra, il épie un concerto pour ensuite s’entrainer au piano du spectacle. Il reproduira cette imitation-assimilation avec Dickie. Par ricochet, cette appropriation du talent de pianiste lui fera rencontrer le père de Dickie, Herbert Greenleaf, nom qui « ouvre bien des portes ».
Véritable symbole de son élévation sociale, le piano est associé à Tom. Les premières notes du film s’accompagnent d’une mise en scène léchée, dévoilant le visage de Tom comme autant de touches anarchiques d’un piano ou de fragments d’un miroir brisé. L’analogie ne s’arrête pas là. Tom nourrira une complicité ambiguë avec le pianiste Peter Smith-Kingsley. Par son omniprésence, la musique revêt un rôle significatif. Les mélodies se chevauchent entre les séquences, adoucissent les ellipses du flashback de Tom. Les tonalités classiques lui seront d’ailleurs attachées, tel un marqueur social qu’il cherche à acquérir.
Hélas pour lui, l’élite qu’il côtoie rejette cette culture classique dans le but de se distinguer. Tout ce qui est subversif est bon à prendre. Le sulfureux Freddy a « Je hais l’opéra » tatoué sur le torse tandis que Dickie fréquente des clubs de jazz obscurs. À leurs côtés on peut entendre du Miles Davis, du Charlie Parker ou du Dizzy Gillespie. Cette jeunesse passionnée de « cacophonies » est dans un processus de réappropriation culturelle du jazz. Pour plaire à Dickie, Tom feindra être un amateur de jazz. Il reviendra vite à ses goûts plus classiques après l’avoir tué.
Son attachement à la culture dominante le trahit lorsque Freddy le retrouve à Rome, dans l’appartement présumé de Dickie. Ce dernier ne partageait pas les goûts bourgeois de Tom qui ne peut s’empêcher d’esquisser son sourire tordu à la face de Freddy. La confrontation qui s’ensuivra exprime la lutte entre la culture classique, dominante, et la contre-culture qui cherche à se démarquer de la norme par un retour à la culture populaire. Dans cette séquence, Freddy torture le piano et se montre désinvolte avec les symboles de cette culture bourgeoise qui offre à Tom un confort de vie inédit. La réponse de Tom sera fracassante…
L’arme de son second crime est le buste d’Hadrien. Étrange spectacle que le meurtre d’un homme par l’icône d’un empereur pacifiste et érudit. Hadrien était également connu pour son homosexualité décomplexée. Un amour pour la culture et les hommes, deux aspects qui caractérisent Tom dans ce film. Faut-il y voir la volonté de Minghella de rassembler dans ce crime deux personnages, tombés sous la plume de deux autrices qui, pour leur époque, assumaient leur homosexualité ? Patricia Highsmith et son Mr Ripley (1951) et Marguerite Yourcenar avec Les Mémoires d’Hadrien (1955) se trouvent curieusement réunies dans cette scène. Il n’en reste pas moins que Minghella donne à voir la violence symbolique de la culture dominante en expiant Freddy.
Tom se sentira bien plus à son aise en compagnie de la charmante mais un peu snob Meredith. Éperdument amoureuse de celui qu’elle croit être Dickie, elle exprime les traits de la distinction propre aux héritiers de classe : « Il faut bien avouer que quand on a été habitué à avoir de l’argent toute sa vie, même si on le méprise, ce qui est notre cas, ça va de soi, on ne se sent vraiment tout à fait à l’aise qu’avec ceux qui en ont à peu près autant et qui le méprisent aussi. » (Meredith)
On se régale en voyant Tom tromper ce petit monde baigné dans un mépris de classe qui ne s’assume pas. Meredith et Peter incarnent pour lui l’accès à cette vie économique et culturelle supérieure. C’est ainsi qu’il passe d’employé d’opéra à spectateur – sous le nom de Dickie. Mais ce vol d’une vie qui ne lui appartient pas se retourne contre lui. Meredith le retrouve sur l’équipage en direction d’Athènes. L’issue est alors incertaine pour Tom. Son rêve est sans cesse contrarié car on ne peut prétendre au bonheur des autres sans se perdre soi-même.
Le mimétisme du désir
Comment expliquer la fascination malsaine qu’on éprouve face au spectacle de Tom s’emparant du bien d’autrui ? Le jeu de Matt Damon n’y est sans doute pas pour rien. Mais autre chose de plus profond est à l’œuvre. Tom est un individu lambda, avec ses doutes et ses espoirs. C’est toutefois à travers son désir pour autrui et ce qu’il possède que nous nous identifions à lui. En effet, ce qui met le monde en marche est le désir, plus exactement, ce que le philosophe René Girard appelle le désir mimétique.
René Girard met à mal la vieille conception duale du désir, à savoir le sujet désirant et l’objet désiré. Il fait du désir une relation ternaire entre un sujet (celui qui désire), un médiateur ou modèle (celui par qui passe notre désir), et un objet du désir (interchangeable). Spinoza montrait déjà l’hétéronomie des affects, Girard réaffirme cette idée par une dépendance du désir aux autres. Tom Ripley est l’expression de ce désir qui n’est pas autorégulé mais s’attache par imitation à autrui, à ce modèle qui m’indique sur quoi fixer mes préférences.
Avec ou sans jumelles, Tom ne cesse de poser un regard prédateur sur le magnétique Dickie – Jude Law brille en qualité de modèle. La bague de son modèle fera l’objet d’une intense convoitise. Après l’assassinat de Dickie, Tom la conservera malgré les dangers que cela comporte. Non que l’objet soit précieux mais ce qu’il représente l’est : l’amour, le désir exclusif. Tom s’inventera même une petite amie afin de singer le bonheur de son modèle. Tout son désir cannibalise celui de Dickie par imitation :
« ― Tu aimes vraiment le jazz ou ça fait aussi partie de la manœuvre ? (Dickie) ― C’est avec toi que j’ai appris à l’aimer. J’ai appris à aimer tout ce que tu fais dans la vie. C’est le grand amour, y a rien à faire. Si tu avais vu comment je vivais à New York… » (Tom)
La confession de Tom est sincère. S’il est le sujet du désir, l’objet de son désir (le jazz, la bague) a moins d’importance que son modèle (Dickie). Davantage que les biens, la reconnaissance sociale ou l’amour, le désir d’avoir est profondément un désir d’être. Nous copions ce que nous admirons. Quand Tom désire porter le même style de vêtements que Dickie, c’est pour être à son image. Il veut ce qu’il a pour devenir ce qu’il est. Ce processus d’imitation crée inévitablement des personnages miroirs. Le désir croît ensuite par convoitise du même objet. Le mimétisme d’appropriation engendre alors une rivalité mimétique. Dickie, le modèle du désir, devient le rival de Tom, sujet du désir. Désir et rapport de force sont donc intrinsèquement liés, et l’on sait comment cela se terminera pour Dickie…
Dans la triangulation du désir mimétique, Tom trouvera deux grands rivaux : Freddy Miles et Marge Sherwood. Il se débarrassera physiquement du premier, et symboliquement de la seconde par la fausse lettre de suicide de Dickie. Cette lettre opère une rupture avec la double identité que portait Tom durant toute la seconde partie du film. Il détruira la photo de la carte d’identité de Dickie comme pour effacer ce modèle. La scène se conclut alors par son double reflet se réunissant sur le cylindre du piano, l’instrument qui le caractérise. À l’image se joint la lecture de la fausse lettre, conjonction de son désir et de celui de Dickie :
« Je voudrais pouvoir t’offrir l’existence que je considérais comme mon dû. Tu as toujours compris le fond de mon cœur, Marge n’a jamais su. Je pense que c’est pour ça que je t’écris à toi, le frère que je n’ai jamais eu. Mon seul véritable ami. Par bien des côtés, tu ressembles au fils que mon père aurait voulu avoir. […] je n’ai pas su être Dickie Greenleaf, quel gâchis. » (Tom)
Le registre du possessif est ici suremployé (Mon dû, mon cœur, mon ami, mon père). Tom reconstruit deux triangles mimétiques : Marge/ Dickie/Tom, d’abord ; le Père de Dickie/ Dickie/ Tom, ensuite. Dans son fantasme, il inverse les rôles et se fait passer pour le modèle, celui de l’ami idéal puis du fils modèle. Il isole ainsi Marge, puis Dickie, devenu un rival fraternel. La folie de Tom s’illustre pleinement dans cette lettre qui rend confus son propre désir. Il rompt finalement avec sa double identité avant que l’imitateur ne finisse dévoré par son imitation.
« Questa è la mia faccia. » (Tom)
(« C'est mon visage. »)
La marque de Caïn
Le Talentueux Mr Ripley recycle un vieux thème lié au désir mimétique : le fratricide. Plus précisément, le récit biblique de Caïn et Abel, tel qu’annoncé dans le film avec la musique d’ouverture « Lullaby for Caïn »(Sinéad O’Connor). Caïn tue par jalousie son frère, préféré de Dieu. Ce premier crime de l’humanité souille la terre du sang d’Abel. Caïn sera maudit et protégé par la marque de Dieu afin d’accomplir sa pénitence.
Tom rejoue cette rivalité mimétique avec celui qu’il considérera comme un frère et un modèle. Tel Abel, Dickie est aimé de tous. Il est pourtant médiocre tant en musique qu’en orthographe, irresponsable en amour, et sans talent aux dires de son père qui paye néanmoins pour le retrouver. Tel Caïn, Tom sera hanté par le meurtre de ce « frère ». Plein de remords, il cherchera une issue à son crime fusionnel. Ses mensonges suintent une forme d’amertume plus qu’un réel calcul. La météo est à l’image de son état d’esprit : on passe de la moiteur de l’été à la grisaille de l’hiver. La disparition de Dickie s’accompagne de celle du soleil, et Tom finira « dans le noir ».
En rêve et plus encore en image, sa mauvaise conscience se manifeste. Le traitement des miroirs suggère sans cesse la duplicité culpabilisante de Tom. Lorsqu’il traverse la ruelle des miroitiers, les faux reflets de Dickie poursuivent Tom jusqu’à le faire chuter de son scooter. Le plan suivant le confronte alors au miroir qu’il vient de casser et dans lequel sa propre image terrifiée se voit divisée, reflet d’une psyché brisée. La séquence finale du film recrée cette impression. Dos au mur dans sa cabine, Tom nous apparait une dernière fois dans l’enchevêtrement de miroirs, comme autant de parties de son âme fracturée.
De tous les miroirs, le plus subtil reste la scène de l’opéra située au milieu du long-métrage. Devant cette mise en abîme, Tom vit un moment de plaisir – se sentant à sa place, à la place d’un autre. Mais cette joie se transformera en un rappel douloureux de son crime. On assiste avec lui au duel de deux amis : Lenski et Onéguine, personnages fictifs de Pouchkine dans un opéra de Tchaïkovski. Leur rivalité mimétique pour une femme et l’honneur est fratricide. La ressemblance des deux acteurs sur la scène renforce l’analogie avec Tom et Dickie.
La beauté de cette séquence résume le conflit intérieur de Tom. Des plans subjectifs nous font épouser sa perception. Propre à l’art de la scène, la catharsis (l’épuration des passions violentes par la crainte et la pitié) se lit dans les gros plans du visage de Tom, tout secoué par le drame qui se joue sous ses yeux. Pour lui, cette catharsis n’aura hélas pas lieu. Le fratricide est déjà consommé. Tom est spectateur de son impuissance à fuir son passé criminel. Son masque tombe, l’espace d’un instant, et laisse entrevoir sa douleur indicible, sa honte, sa marque de Caïn.
« Dis-moi, pourquoi est-ce que, quand les hommes s’amusent, ils cherchent presque toujours à s’entretuer ? » (Marge)