Le Boson c’est un peu comme une soirée entre amis, posée et tranquille. C’est un monde discret, un endroit coincé entre deux maisons, un lieu inattendu. Et c’est avec Benoît Verhaert et son adaptation d’une nouvelle de Fiodor Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol , publiée en 1864, que je l’ai découvert.
La pièce commence sans nous attendre. C’est au son du tapis roulant battu par un sportif éreinté que nous sommes invités à descendre sur scène. Rien que ça, c’est particulier.
Nous traversons la scène pour choisir une des chaises qui l’entourent. Et l’homme qui court nous ignore toujours. On se sent un peu voyeur, plongé dans l’intimité de son espace avec sa table en bordel et son lit défait.
L’homme s’assied et nous parle ou plutôt, pense à haute voix. Entre deux coups secs sur sa machine à écrire, il nous raconte comment il en est arrivé là : retiré du monde, dans un sous-sol triste. Il a à peine la quarantaine qu’il s’est déjà condamné à mourir emmuré. En attendant, il tape ses pensées pleine de haine pour le monde qu’il a fui et les hommes qui l’habitent.
Pourtant on comprend que la pièce est l’histoire d’un homme déçu, blessé, humilié, plus que celle d’un misanthrope. Ses souvenirs prennent la forme de fantômes. L’un possède le visage d’un soldat arrogant, l’autre d’une jeune et belle prostituée.
Encore une fois, Dostoïevski parle de ceux dont on n’aime pas parler, ceux qu’on pourrait qualifier d’abonnés de l’ombre. Il parle de la misère sans concessions. La misère de la solitude, la misère de l’abandon, la misère de l’insignifiance, la misère des espoirs avortés. Le réquisitoire contre la société ne semble être qu’un prétexte pour explorer l’intimité de l’âme ainsi que ses fragilités. L’auteur russe parle de ce qui est moche, de ceux auxquels on ne veut pas s’identifier. C’est le romancier des minables et des anti-héros.
Ici, on s’attache à ces deux oubliés, on a réellement envie de les aimer. On voudrait intervenir pour changer la donne. On aimerait faire de ces perdants des héros. On aimerait provoquer la chance, les événements, être ce démiurge bienfaisant. Mais tout est écrit, et la fatalité est présente dès le début. Sur l’icône au mur, dans la tasse fumante, sur les murs gris chargés de soupirs et sur le visage de l’homme qui nous parle.
J’ai aimé autant le propos que la mise en scène, sobre, réaliste et naturelle. En filigranes, un certain lyrisme. Certains codes ont été cassés comme l’entrée dans la pièce, le fait que le comédien soit parfois de dos, donc très libre de ses mouvements. Comme dans un aquarium géant à travers lequel on le regarderait se mouvoir, trépigner, s’effondrer. Ou une arène pour taureau piégé, en proie à ses pensées.
Dans sa cave, il fait aussi sombre que dans sa tête. Seules quelques lumières sont allumées et celles-ci sont éteintes par la neige qui finit par pénétrer dans la pièce au travers d’un trou dans le plafond. Comme si le peu de lumière, d’envie et d’espoir qui crevaient à petit feu, avait définitivement disparu. Ça y est, il a renoncé. Il écrit encore pourtant, mais il restera là, à écrire pour lui, à cracher des ressentiments dont il ne pourra pourtant pas se purger. Assis, en cercle autour de lui, nous sommes comme les visages spectraux de la foule qui l’obsède, celle qu’il a fuie, celle qui l’a précipitée dans ce trou.