critique &
création culturelle

L’Étranger selon François Ozon

Entre Ombre et Lumière

Le dernier film de François Ozon, L’Étranger, divise autant qu’il rassemble. Et pour cause, Ozon s’attaque à un monument de la littérature française, l'œuvre qui a révélé Albert Camus. Le réalisateur de Sous le sable, Huit femmes ou encore Grâce à Dieu, nous propose un scénario revisité, une photographie soyeuse et des silences habités. Pourtant, son film s’écoute beaucoup et peine à s’émanciper du génie littéraire de son modèle…

NDLR : cette analyse révèle l'intrigue du film.

L’Étranger raconte l’histoire d’un homme décalé du monde, étranger à lui-même autant qu’à la société. La trentaine, Meursault est un pied-noir sans ambition ni morale. Tout lui est égal : l’amour, la violence ou même la mort. Dans une Algérie coloniale, il mène une existence monotone, rythmée par les baignades insouciantes avec Marie et un travail de bureau sans relief. Son voisin de palier, Raymond Sintès, homme rustre, raciste et misogyne, l’entraîne dans ses querelles avec le frère de la femme qu’il fréquente et maltraite, une « indigène » ‒ Djemila dans le film. Au cours d’une journée à la plage, qui avait pourtant bien commencée, Meursault et Sintès se retrouvent face au frère de Djemila. Couteau, pistolet et poings s’en mêlent. Plus tard, sur cette même plage, Meursault se retrouve seul avec ce frère, « l’Arabe ». Aveuglé par le soleil, il l’abat. Arrêté, il est jugé coupable, mais son crime semble moins le condamner que son indifférence. On lui reproche surtout de ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère…

Le célèbre roman de Camus avait déjà été adapté en 1964. Luchino Visconti tenait à donner une représentation fidèle du texte. Le charisme de Marcello Mastroianni, dans le rôle de Meursault, était finalement le seul point fort de cette première adaptation. Ozon essaie quant à lui d’apporter une rythmique différente à cette histoire absurde. Il prend grand soin à retranscrire le déracinement de Meursault avec son monde. Pas évident de tisser chez le spectateur un attachement pour un homme qui se tient à distance de tout, qui refuse de « jouer » le jeu, celui du fils endeuillé, de l’amant passionné ou même du criminel repentant.

Benjamin Voisin, son interprète, nous livre une performance contenue. Son visage ne transpire d’aucune émotion, son regard reste absent. Les quelques jeux de miroir où il apparaît ne suggèrent aucune duplicité. Il rend tangible l’indifférence radicale d’un être que ni la lumière, ni la mer, ni la mort ne semblent atteindre. Le soleil est mort dans ses yeux, mais il brûle les nôtres. Face à lui, Rebecca Marder prête à Marie une douceur presque naïve. Sa tendresse rend plus poignante encore sa résignation. Car elle aime un homme insensible à sa joie comme à sa peine. À bien des égards, elle est la première victime de Meursault. Enfin, Pierre Lottin, en Raymond Sintès, apporte un contraste brutal avec Meursault. Son énergie vive crève l’écran. Les seconds rôles, eux aussi, participent à l’immersion, même si la gravité des dialogues et un certain surjeu confèrent parfois au film une tonalité trop théâtrale.

Certes, on rétorquera que Camus aimait par-dessus tout le théâtre ‒ et son roman se décline très bien en pièce. Mais aurait-il approuvé la démarche artistique d’Ozon ? L’écrivain célébrait la lumière éclatante de l’Afrique du Nord. Ozon quant à lui choisit le contraste du noir et blanc comme marqueur visuel. La chaleur du Sud devient froideur. La musique se fait silence, celui de Meursault, celui d’un monde sans Dieu, celui de l’absurde. Et avec cette imagerie terne, Meursault nous paraît plus résigné encore. Son ultime sursaut de colère, en réaction au prêtre de la prison, rappelle que la grande réponse qu'apporte Camus à l’absurde est la révolte – lucide et joyeuse, et ce contre toute tentation du nihilisme. À travers ce choix des contrastes, Ozon semble finalement vouloir figer son film dans une beauté intemporelle. Sa photographie va jusqu’à érotiser Meursault et Marie. Les visages parfaits, les corps d’athlètes et l’émotion suspendue du couple frisent par moment la parodie de publicité pour parfum. Tant et si bien qu’on en viendrait à perdre de vue que Meursault reste l’exact contraire d’un idéal à imiter.

Il faut bien l’admettre, au-delà de sa portée philosophique, L’Étranger de Camus n’est pas une histoire exaltante. Ozon aime les dialogues et prend son temps ‒ parfois trop. À plusieurs reprises, la prose de Camus est citée in extenso : lors du meurtre de l’Arabe, dans les échanges avec le prêtre, ou encore dans les dernières paroles de Meursault. Tout amateur de l’écrivain y trouvera un plaisir coupable. Mais j’ai aussi ressenti une forme de rupture. Lors de ces séquences, on assiste moins à un film qu’à une lecture filmée. Le spectateur n'écoute plus Ozon, il écoute Camus.

Pourtant, le début laissait espérer une approche plus détachée du texte. La célèbre phrase d’ouverture ‒ « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » ‒ n’est jamais prononcée. Ozon choisit d’ailleurs d’ouvrir son film sur la fin, un flashforward qui remplace d’emblée la logique linéaire du roman par une fatalité pesante. Les premiers mots de Meursault sont tout aussi graves que ceux du roman : « J’ai tué un Arabe. » Et tout au long du récit, nous ne quitterons jamais vraiment la cellule de Meursault. Dans cette prison où s’entassent les Algériens, victimes d’un système inique et répressif, il est le seul blanc, le seul colon, l’étranger.

Hélas, une fois ces bonnes idées de mises en scènes posées, le film devient trop littéraire. Les récits enchâssés sont nombreux : la mère de Meursault lui narrant une anecdote sur son père, l’écho du meurtre d’un fils par sa mère et sa sœur – thème que Camus développera dans Le Malentendu – ou encore le monologue de Salomano sur son chien. Autant d’éléments narratifs qui relèvent davantage du roman ou du théâtre que du cinéma. Le show, don’t tell devient ici verbe. Comme si le long métrage ne se faisait pas assez confiance pour affirmer sa propre vision.

Le film s’achève toutefois par une image forte. Sur la stèle funéraire de « l’Arabe » assassiné – dos à la mer et au soleil – apparaît le nom de Moussa Hamdani, clin d’œil appuyé à Kamel Daoud, auteur du Meursault, contre-enquête (2013). Ozon rend ainsi hommage à celui qui, soixante ans plus tard, donna une voix à l’homme sans nom du roman de Camus. Cet ajout actualise le récit, répare symboliquement une absence et rappelle combien L’Étranger fut longtemps figé dans un regard colonial. Camus, progressiste à son époque, n’en restait pas moins un homme de son temps. En donnant aussi le nom de Djemila à la sœur de l’Arabe assassiné, Ozon inscrit son film dans une mémoire plus large, celle de l’Algérie résistante.

Difficile donc de détester ou d’admirer ce long-métrage. L’Étranger d’Ozon, fidèle à son esthétique contrastée, oscille constamment entre respect et réinvention. Le film entrouvre la porte du roman autant qu’il la scelle, offrant un prolongement qui demeure suspendu, comme si l’hommage empêchait parfois l’audace.

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L’Étranger

de François Ozon
d’après le roman d’Albert Camus
Avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Swann Arlaud, Mireille Perrier, Jean-Charles Clichet, Hajar Bouzaouit
France-Belgique, 2025
122 minutes

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