critique &
création culturelle

L’Inconnue du portrait de Camille de Peretti

L’art de peindre les blancs du fait divers

En 1996, une découverte sidère les historiens de l’art : le tableau Backfisch de Klimt n’est autre qu’une version antérieure de son Portrait d’une dame1. Qui est cette femme métamorphosée ? Pourquoi et pour qui le tableau a-t-il été remanié ? Le mystère redouble lorsque le tableau est volé en 1997. Dans L’Inconnue du portrait, Camille de Peretti imagine une histoire qui résout toutes les inconnues de cette énigme.

L’Inconnue du portrait s’ouvre sur plusieurs fenêtres narratives qui semblent hermétiquement cloisonnées. On pénètre d’abord, à l’orée de la Grande Dépression, dans l’intimité d’Isidore, un cireur de chaussures amoureux de Lotte. Les convenances l’empêchent a priori d’épouser cette jeune fille de haute extraction : un fossé social les sépare. On atterrit ensuite quelques décennies plus tôt dans une banlieue viennoise de la Belle Époque, période qui porte mal son nom au regard du quotidien de Martha, jeune mère célibataire qui s’épuise à force de travailler en usine tout en s’occupant de son nourrisson. Au chapitre suivant, un bond dans le temps nous emporte au Texas dans les années 1980 où l’on rencontre Michelle, une prostituée qui a elle aussi élevé toute seule sa fille Pearl – conçue accidentellement lors d’une passe – et qui est avide de faire payer au géniteur anonyme le prix de sa lâcheté. C’est enfin le personnage de Klimt qui apparaît dans la dernière fenêtre de l’incipit : le peintre est en plein rendez-vous avec Franz, un homme de la haute société viennoise qui s’intéresse au portrait de Martha (son ancienne domestique et amante) réalisé par l’artiste sécessionniste2.

Comment faire entrer ces quatre pans d’histoire dans une seule trame narrative ? C’est le pari que remporte brillamment Camille de Peretti dans ce roman qui s’organise pièce par pièce en une fresque familiale socio-historique et psychologique digne d’un puzzle complexe. Entre ascension sociale fulgurante, scandale médiatique, histoires d’amour tumultueuses, meurtre, décès précoces, viol et vol de tableau, le roman ne manque pas de péripéties. Si le lecteur tenu en haleine est amené à enquêter virtuellement sur les plus mystérieux de ces événements rocambolesques grâce à une distillation progressive d’indices, Pearl, une fois adulte, fait quant à elle appel à un détective pour l’aider à recomposer son histoire familiale, étroitement adossée à l’histoire du portrait de Klimt. Bénéficiant du procédé de l’ironie tragique, le lecteur a néanmoins une longueur d’avance sur elle pour résoudre l’énigme. Ainsi, lorsque Pearl croit enfin tenir sa généalogie familiale entre les mains, elle la voit démentie par les analyses ADN du sang prélevé sur le fameux tableau. Le lecteur, quant à lui, grâce à un retour dans le passé de Martha au chapitre suivant, découvre les liens de parenté qui échappent à la jeune fille. Pleine de détermination, elle finit tout de même par recomposer avec succès sa généalogie.

Backfisch, connu uniquement à travers une photographie, est apparu derrière le Portrait d’une dame.

Ainsi, L’Inconnue du portrait de Camille de Peretti est une quête de vérité derrière un lot de mensonges, de non-dits et de points d’interrogation à débroussailler. Les dernières lignes du roman rappellent combien il peut être important de connaître ses ancêtres pour mieux se connaître, de chercher autrui pour se retrouver soi.

« Dans le reflet argenté de la vitre se dressait un fantôme. Martha. L'ombre ressurgie du passé. Pearl ne mit qu'un instant avant de comprendre. C’était le châle, bien sûr, il ressemblait singulièrement à celui de la jeune fille du portrait. Elle observa le spectre familier qui lui faisait face. C'est drôle. Pourtant quand elle avait acheté cette étole, elle n'avait pas fait le rapprochement, elle l'avait choisie de manière totalement inconsciente. […] ce fut un dessillement, elle se découvrait une autre identité, quelque chose qu'elle avait néanmoins toujours connu, une vérité profondément enfouie et qui faisait enfin surface. »

En ce sens, L’Inconnue du portrait peut être rapproché de L’Art de perdre d’Alice Zeniter, où Naïma explore elle aussi le passé flou de sa famille pour mieux se connaître elle-même, dans le troisième volet de ce roman qui couvre l’histoire multigénérationnelle d’une famille d’origine algérienne. Le roman de Camille de Peretti a néanmoins le mérite de se distinguer par sa structure en mosaïque qui rompt avec la fresque chronologique plus traditionnellement linéaire tracée par Alice Zeniter.

Si les pages de L’Inconnue du portrait semblent se tourner toutes seules, c’est grâce au rythme haletant qu’adopte l’autrice dans un style sobre la plupart du temps, tout en laissant place à des incursions poétiques ou philosophiques qui ressortent d’autant mieux ainsi.

Autant Camille de Peretti montre dans son roman comment se construit et se reconstruit une histoire familiale, autant elle n’omet pas de rappeler que la mémoire humaine se plaît elle-même dans la vie réelle à mettre en récit les événements vécus, souvent pour les mettre à distance lorsqu’ils sont trop douloureux, comme dans le cas d’un décès inattendu :

« À force de le raconter, il l'avait tordu et l'instant de l'annonce gisait comme un jouet cassé et inutile, sa vérité avait été effacée, car la mémoire préférera toujours un récit maîtrisé à une impression floue. »

Isidore opère ce même mécanisme de mise à distance lorsqu’il appréhende le portrait de Klimt qui ne représente pas pour lui une inconnue mais une proche disparue :

« Si le temps est comparable aux sédiments qui, à force de couches successives, finissent par recouvrir de poussière tout ce qui a été clair et brillant, alors l'esprit du jeune homme s'était employé à déposer sur le portrait toutes sortes de voiles pour qu'il lui fasse moins mal, pour que s'estompent ses effets. »

On pourrait néanmoins reprocher au roman de Camille de Peretti un certain manque de vraisemblance, non dans la construction des personnages qui ont une épaisseur psychologique réaliste, mais dans l’accumulation parfois peut-être trop forcée de coïncidences permettant l’imbrication des histoires respectives de chaque personnage. D’un autre côté, le lecteur peut aussi prendre un certain plaisir à se prêter aux règles du jeu de la fiction, où les étoiles peuvent s’aligner plus parfaitement que dans la vie réelle.

Quoi qu’il en soit, le roman résonne bien avec la réalité des non-dits qui entravent la transmission intergénérationnelle dans les familles. Pour autant, ce sombre constat est nuancé par la relation touchante que Pearl finit par nouer avec son père : les liens familiaux peuvent ainsi survivre aux séismes qui les ébranlent et la lumière rejaillit lorsque l’amour-propre abdique devant l’amour filial et parental.

En ce sens, le roman de Camille de Peretti fait bien plus que remplir les silences d’un fait divers palpitant : l’histoire fictive est aussi le support d’un discours plus général sur les liens familiaux, la quête identitaire, la recherche de vérité ainsi que l’importance de l’art comme stimulus de nos expériences émotionnelles. En effet, si le Portrait de Klimt provoque chez l’un ou l’autre personnage tantôt de la déception, tantôt de l’amour, tantôt de la crainte, cette pluralité d’émotions qualifie tout aussi bien notre expérience esthétique lors de la lecture du roman de Camille de Peretti, qui nous inspire d’un chapitre à l’autre de la compassion, de la tendresse, du dégoût, de l’admiration, de la curiosité, des inquiétudes et des espérances.

En somme, lire L’Inconnue du portrait, c’est s’embarquer dans les montagnes russes de la double trajectoire fascinante d’une famille et d’une œuvre d’art, sensations fortes garanties.

L’Inconnue du portrait

Camille de Peretti
Calmann-Levy, 2024
360 pages

 

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