Marche dans la nuit d’Albane Gellé et Anne Leloup
L’obscurité nous ouvre les yeux
À la découverte d’une lettre que l’on aimerait glisser dans la poche des plus petits comme des plus grands. Les mots de la poétesse Albane Gellé se conjuguent aux dessins d’Anne Leloup dans Marche dans la nuit et forment une liste d’invitations poétiques à lire et à relire pour se rappeler à jamais les choses importantes de la vie.
Une énigme poétique, c’est la première pensée qui a traversé mon esprit en découvrant la couverture de Marche dans la nuit. Le titre questionne : à qui s’adresse cette injonction ? Pourquoi faudrait-il marcher « dans la nuit » ? L'illustration, elle, mêle l'aquarelle au crayon et crée une porte d’entrée vers un imaginaire abstrait. C’est donc à tâtons que je me suis lancée dans la découverte de cet album. J’ai entamé sa lecture comme on aborde une traversée d’un endroit que l’on ne connaît pas bien, l’obscurité tombée. J’ai marché dans la nuit.
Marche dans la nuit se lit comme une lettre. Celle-ci est construite sous forme de liste d’invitations à (re)découvrir ce qui nous entoure. La nature, les animaux et les hommes coexistent et forment un tout indissociable. Albane Gellé nous encourage à ralentir afin d’apprécier les petites et grandes choses de la vie. On vit alors une expérience de retour à l’essentiel, de considération de ce qui compte vraiment.
Parle à tes invisibles
Arrête-toi devant les arbres
les rochers
Rends hommage aux vers de terre
Le récit est découpé en doubles-pages qui sont elles-mêmes rythmées par une ou plusieurs courtes phrases formulées à l’impératif. Contenues à chaque fois dans un seul petit bloc de texte, elles laissent énormément de place aux illustrations, invitant le lecteur à contempler et méditer à chaque page tournée.
Dans un premier temps, la conjugaison à l’impératif chamboule un peu. Les invitations de l’autrice apparaissent comme des injonctions. Les esprits de contradiction s'échauffent alors devant ce discours qui semble être présenté comme l’unique marche à suivre. On décide ensuite de se laisser porter par la poésie des mots d’Albane Gellé et on rentre dans une phase de lâcher prise qui nous permet d’appréhender l'œuvre dans sa globalité, sereinement. Certaines propositions paraissent réalisables, d’autres relèvent de l’imaginaire ou parfois même du mystique.
Fais confiance à tes anges
Prends soin des orphelins
Traverse des fleuves
C’est dans ce dialogue perpétuel entre le réel et l’imaginaire qu’est construite la narration. Le texte suit un schéma qui se répète de page en page. Les phrases sont courtes et directes. Elles répondent aux illustrations et vice versa.
Si l’aquarelle et le crayon d’Anne Leloup dépeignent les propos d’Albane Gellé, ils ne s’en contentent pas. Le dessin joue avec le texte et lui apporte une seconde grille de lecture empreinte de rêveries et de flots d’émotions. On découvre des êtres hybrides mi-hommes mi-animaux ou encore des créatures dessinées au crayon noir sorties tout droit de l’imaginaire de l’artiste qui nous rappellent le lien indissociable entre l’humain et la nature. L’aquarelle vient toujours s’ajouter au tableau. Elle apporte une dimension abstraite, plus viscérale, qui permet de créer un équilibre parfaitement harmonieux. La palette de couleurs utilisée fait elle aussi référence à la nature avec des formes qui s’entremêlent et font naître des camaïeux organiques de bleus et de verts.
Marche dans la nuit se révèle un album qui laisse énormément de place à l’interprétation ainsi qu’aux questionnements. Une fois que le livre touche à sa fin et que l’on pense découvrir l’invitation finale, il nous surprend avec cette phrase :
Et nous nous reverrons
Qui est donc le « nous » ? Pourquoi mettre fin au récit de cette façon ? Peut-être s’agirait-il d’une lettre écrite par une maman à son enfant. Une figure maternelle qui a vécu tout un tas d’expériences et qui transmet à son enfant ce qui lui paraît être le plus important. Une maman qui promet que, quoiqu’il arrive, un jour, ils seront à nouveau réunis. Ces derniers mots d’Albane Gellé, accompagnés de l’aquarelle d’Anne Leloup, résonnent comme la fin d’une liste, le but que l’on peut espérer atteindre si l’on suit l’ensemble des recommandations.
Deux doubles-pages se succèdent enfin avec des illustrations de créatures volantes, sans texte, comme pour inviter notre réflexion à se poursuivre, à aller au-delà de ce que l’on nous propose. En définitive, le livre nous invite à « marcher dans la nuit », à ralentir pour ne pas perdre l’équilibre, à être attentif à ce que l’on pourrait oublier lorsque le jour se lève et à nous (re)voir.