critique &
création culturelle

Max Frisch en question

Portrait cubiste

Portrait cubiste


de l’auteur suisse


Max Frisch


à l’occasion de la parution


aux éditions Zoé


de son

Journal berlinois,
1973-1974

.

Des questions comme celles-ci : « comment allez-vous ? », ou « comment vous appelez vous ? », ou même « quelle heure est-il ? » Et puis, avec candeur, avec une feinte innocence, je demanderais si la personne en face de moi connaîtrait « Max Frisch » ? Si cette personne en question aurait, à tout hasard, eu l’occasion de lire, dernièrement, un livre de Max Frisch ; et lesquels précisément ; et pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, peut-on savoir « ce qu’elle en a pensé ? », « ce que ça lui a fait ? »… La lecture d’ Homo Faber , par exemple ? Ou celle de Stiller ? Si elle a une idée des relations entre Frisch et Dürrenmatt, ou entre Frisch et Brecht ? Ou entre Frisch et Weiss ? Et si, par chance, elle se décidait à témoigner de ses informations sur les rapports, nombreux et complexes, entre la littérature suisse et la littérature allemande, elle trouverait devant elle un auditeur de premier ordre…

Je serais également tout prêt à écouter son avis sur les rapports entre l’art et l’architecture. Et plus particulièrement entre l’art suisse et l’architecture suisse, d’une part, et, d’autre part, l’art autrichien et l’architecture autrichienne – ou l’architecture viennoise à tout le moins. À moins qu’elle ne préfère parler des rôles qu’ont joués « l’art et l’architecture » dans une ville comme Weimar ? Et ce qu’il faut entendre par « Jugendstil », ou de ce qu’il faut conserver en mémoire du « Bauhaus » ? Ne croit-elle pas comme moi qu’il serait de première importance d’éclaircir pourquoi Frisch n’a finalement été à l’origine de la conception que d’un seul et unique bâtiment ? Et pourquoi précisément d’une « piscine » ? Oui, pourquoi justement une piscine ? Pourquoi pas autre chose ? Pourquoi pas un théâtre ? N’est-ce pas là un problème étonnant ? Cela m’intéresserait grandement de le résoudre, et ce à titre personnel ; mais non seulement comme un quelconque détail, ou comme une curiosité ; mais plutôt comme un élément central dans la compréhension de l’œuvre de Max Frisch.

Au même niveau, mettons que l’ironie qui traverse son écriture ; ou que son attirance manifeste pour l’idéologie communiste, en tout cas pour le « matérialisme dialectique » – quoi que cela, il faille le situer sur un tout autre plan, très certainement, je suis tout prêt à vous l’accorder… Ou comme la musique équivoque du désir, et « le chant du désir » ? Au même titre que le « vide », ou le « néant » que chaque héros de Frisch – celui d’ Homo Faber , celui de Stiller – semble couvert tel un feu qui risquerait de s’éteindre si on n’y prend garde, ou un brasier qui consume irrémédiablement celui qui aurait l’audace, pour son malheur, de s’en approcher de trop près… Cela ne contribue-t-il pas à faire des personnages inventés par Frisch des individus modernes, et même contemporains, êtes-vous d’accord avec moi sur ce point ?

J’aime ce temps, froid, sec, lumineux… Pas vous ? Tout paraît si calme, si doux, maintenu dans une espèce d’attente, n’est-ce pas aussi votre impression ? Et dans ce cas, si la personne en face de moi n’a pas tourné les talons, si elle ne s’est pas simplement évaporée, ou enfoui une fois pour toutes quelque part dans la jungle urbaine, si elle demeure patiente un instant de plus à mes côtés, disposerait-elle encore de précieux renseignements qu’elle se sentirait libre de m’offrir ? Ces renseignements qui me manquent ! Car je dois avouer que je prendrais maintenant un immense, un sincère plaisir à poursuivre la discussion autour de Max Frisch. Son influence sur Thomas Bernhard, sur Peter Handke… Sur Imre Kertesz ?

Ne pourrait-on pas se demander aussi, dans le même élan, « dans la même coulée », comment quelqu’un comme Max Frisch a lu Kafka, et comment il s’en est servi dans sa « technique littéraire » ? Ou comment il a fait usage de sa lecture de Tchekov ? De ce qu’il a pu tirer des chroniques d’un Hans Fallada, ou des fantaisies d’un Boulgakov ? Ah, sacré Max ! On pourrait interroger tout ceci bien que cela ne représente qu’un médiocre intérêt à mes yeux, mais on apprend toujours, il est vrai, chère mademoiselle. Il n’est pas exclu que mon interlocutrice accepte de prendre place en terrasse, oui, là, et qu’elle se laisse aller à commander une boisson chaude, un café, un thé ? Et qu’elle pousse plus avant dans ma direction, traçant plus loin, et mieux que je n’aurais jamais pu l’espérer, la comparaison entre la Suisse et la Belgique, ou entre la « question suisse » et la « question belge » – si de pareilles « questions » ont jamais existé ? Si un horizon commun a jamais tenu rassemblées ces deux catégories – géographique, politiques, « culturelles » ? La « littérature suisse », et la « littérature belge » !

Ah, ce cher, ce bon vieux Max ! Et quid du Mexique alors !? Et des États-Unis ? Ces pays aussi ne manqueraient pas de surgir au fil de notre discussion. Ils surgiraient fatalement ! Non par exotisme, ou sensationnalisme. Mais par nécessité : par nécessité logique, géométrique. Par obligation, positivement, tout aussi nécessaire qu’une porte d’entrée : un point de pivot ouvrant l’imaginaire de Max Frisch. Comme ce lieu caché, cette cave où il faut s’arrêter – sérieusement s’arrêter – et descendre sans crainte si l’on veut saisir l’ensemble, comme un foyer, oui – et toujours dans l’optique de percer à jour le mystère, afin d’embrasser d’un coup d’œil toutes les perspectives de l’œuvre : ses angles, ses coins, ses recoins, afin de se faire une idée adéquate de ses proportions, dans l’intention d’analyser à fond ses multiples dimensions… Bref, par souci de méthode, de stabilité, de probité. Hic Rhodus !

Max Frisch, à droite, en compagnie de Günter Grass en 1977. (KEYSTONE/AP)

« Tout est rassemblé ici dans un arsenal souterrain de métaphores » n’est-ce pas là aussi votre opinion ? Mexique, pourquoi Mexique ? États-Unis, New York… tout cela n’était pas prévu, absolument pas prévisible… Quelle surprise, ma chère amie ! Et pourtant il nous faudra désormais compter avec, regarder cela en face, tout comme je vous regarde… cette grandiose, cette humble, cette angoissante modernité !

Étudions dans la foulée la fascination (?) de Max Frisch pour les relations amoureuses de type incestueux, ou de type monstrueux, ou de type « étrange ». Il y aurait tout lieu d’affronter cet aspect sans peur, non ?

Comme j’ose affronter mon interlocutrice – avec un rien de retenue cependant – et le silence pesant de mon interlocutrice, ses gestes nerveux, son regard absent… Car tout ceci constitue la vérité, « la vérité intime » de la pensée de Frisch – et, cela dit entre nous, beaucoup plus que sa pensée, son esprit, ou « son âme » (?), ou comme on voudra nommer cet endroit obsessionnel sur lequel on revient toujours, sur lequel on se cogne, faute de lumière, et au péril de sa vie, cet endroit auquel on ne cesse de retourner comme pour la première fois, et sans cesse avec étonnement, et stupéfaction… Et même avec effroi… ainsi de mon interlocutrice tournant machinalement sa cuillère dans son café alors qu’il refroidit peu à peu… A-t-elle commandé un thé ? Impossible d’être fixé. Impossible de deviner si cette personne est d’accord avec ma dernière affirmation, qui, en ce qui me concerne, me semble indubitable, incontournable, indéboulonnable ! Justesse totale ! Soit, passons.

Frisch écrit donc des journaux, non ? Il appelle cela des cahiers. Est-ce bien exact ? C’est une écriture qui se découvre, qui marche à découvert, un exercice dangereux, exaltant. Est-ce bien comme cela qu’il faut la lire, que nous sommes supposés l’entendre, et la recevoir, et commencer à le déchiffrer ? Max Frisch est-ce pour cette raison un génie – pour cette raison secrète, ténue, transparente, pour cette lucidité désarmante, tranchante comme une épée, incisive comme un sabre ? N’a-t-on pas posé le doigt sur le signe fatal, sur la forme propre à Frisch, sur l’aspect que va prendre à nos yeux le labyrinthe qu’arpente son écriture romanesque ? Le « labyrinthe suisse sans limite » édifié pierre par pierre par la solitude de Max Frisch ! Est-ce, madame, une erreur de traduction ? Frisch n’est-il pas aussi un dramaturge ? Avez-vous assisté à une de ses pièces récemment ? Qu’en a pensé la critique ? Avez-vous quelque chose à me communiquer sur le lien obscur qui noue le théâtre à la prose – « dialogues de théâtres » et « conversations romancées », serpent qui s’enroule sur lui-même ? Y a-t-il une théorie convaincante à ce propos ? Ou du moins une théorie qui vous ait, peut-être par le passé, personnellement convaincue ?

Avec Marianne Frisch et Uwe Johnson à Berlin (photo de Judith Macheiner / Max Frisch-Archiv)

Je ne crois pas que vous m’ayez dit votre nom… Ni, quand, rompant une fois de plus le terrible silence je demandais « quelle heure est-il », vous m’ayez jamais répondu… Nous avons déjà perdu un temps considérable tous les deux… Déjà la lumière faiblit… Et vous ne buvez pas votre café ? Votre thé ? Comment allez-vous du reste ? Comme se porte votre famille ? Avez-vous été en Suisse cette année ? Je n’ai pour ma part jamais visité Zurich… Cela est fort propre à ce que l’on raconte. Est-ce authentique ? Qui êtes-vous à la fin ? Vous me faites penser à une danseuse de ballet… avec vos gestes, et cette pâleur éclatante…

Permettez-moi de vous dire, une dernière fois, combien je suis sensible à votre beauté, combien elle m’évoque la beauté tremblante des femmes qu’on trouve chez Frisch. Voyez-vous, cette espèce de beauté vacillante qui bouleverse constamment les hommes tels que moi, et les hommes tels que Frisch ? Et plus particulièrement dans Homo Faber , et aussi dans Stiller naturellement. Oui, tout à fait cette façon silencieuse qui est la vôtre, je parle de votre façon d’affronter l’espace, votre façon aussi de m’écouter avec distraction, poliment, comme si je parlais à un mur, ou à quelqu’un d’autre, quelqu’un que vous connaissez mieux que moi, et mieux que vous-même, mais qu’on ne saurait confondre à aucun prix avec vous, ni avec moi… Mais de qui s’agit-il à la fin ? Allez-vous me le dire ? Je ne vois personne. Bien que, en ce qui me concerne, je doive forcément avoir un nom ou un autre en tête… mais vous, jusqu’à quelle heure aviez-vous prévu de rester dans les parages ? Il fait bizarre, vous ne trouvez pas ? Rappelez-moi votre nom mademoiselle… Allons ailleurs, s’il vous plaît… Tenez, dans ce parc là-bas, nous serons plus tranquilles pour poursuivre notre entretien… Vite, courons nous mettre à l’abri sous un arbre tandis qu’il commence à pleuvoir… Sentez-vous comme moi les premières gouttes ?

Même rédacteur·ice :

Journal berlinois, 1973-1974

Écrit par Max Frisch
Traduit de l’allemand par Camille Luscher
Roman
Zoé , 2016, 224 pages

Ci-contre : portrait de Max Frisch par Otto Dix (1967),
signé par Max Frisch et Otto Dix .