Merveille est un huis clos muet écrit et mis en scène par Jeanne Dandoy, dans lequel le spectateur est emporté dans la descente aux enfers d’une mère sous le prisme de la violence conjugale. Une valse horrifique et fantastique où le réel nous glisse des mains ; une fuite vers l’avant poignante, rythmée d’angoisse et de terreur.
Merveille a été joué pour la première fois au théâtre des Martyrs en février 2023. Jeanne Dandoy nous y présente la psychose d’une vie de couple toxique : un coup d’œil indiscret par la serrure de l’effroyable quotidien d’une femme enchainée dans sa relation. Mais aussi l’histoire d’une mère de famille prête à tout risquer pour son enfant. Du décor plongé dans l’obscurité, une phrase projetée attire tout de suite le regard : « Aux mères veilleuses, à leurs enfants. » On comprend le cadre très rapidement : le témoignage est ancré dans le réel d’un contexte familial rendant hommage aux mères qui veillent en ange gardien sur leurs enfants. Le titre de la pièce, Merveille , devient alors explicite.
Lors du premier acte, la scène s’illumine sur le corps inerte de ce que l’on comprend rapidement être la protagoniste. L’ambiance sur scène est calme et lourde, presque alarmante. Très tôt, les premiers éléments d’irréel ou de fantastique sont introduits : un homme chauve grimé en fée ressuscite la protagoniste. Peut alors commencer le rembobinage de sa journée entière. On y revit ainsi ses derniers moments, du crépuscule de sa mort jusqu’à l’aube de sa fin dans un ballet morbide parfaitement orchestré. Les éléments de décor et l'actrice reproduisent de concert la journée de la jeune femme en sens inversé, sous nos yeux épatés. La puissance du jeu muet de l’unique actrice sur scène est une performance digne d’un effet cinématographique. La chorégraphie transmet admirablement bien l’effet de rembobinage par la précision des gestes mais aussi par les effets spéciaux de scénographie. Cet effet est accentué par des objets défiants la gravité pour simuler une chute, ou encore des portes qui se referment seules. Ces artifices permettent de créer une intrigue immersive où le corps de l’actrice devient la vitrine de ses émotions. Ce choix de narration permet une démonstration de discipline et de coordination épatante qui permet d’accrocher l’audience par un aspect technique concret.
La pièce commencerait donc par sa conclusion, la scène d’ouverture étant en fait celle de fin
, avec la mort inéluctable de la protagoniste
? Ce qui est certain, c’est que le
jeu de
temporalité est la porte d’entrée du spectacle et accompagne le public, ainsi que la protagoniste, tout au long
de la pièce.
Ce temps qui passe
est transmis via la fenêtre donnant sur la rue,
qui
rythme les cycles
de
jours et nuits grâce à des effets de lumière. Ce stratagème sert de balise et permet
donc de resituer les scènes dans leur temporalité narrative.
Tandis que l’ambiance sur scène est sombre et renvoie à une esthétique sonore et lumineuse propre au thriller ou au film à suspens, grâce à des sons bourdonnants et un éclairage irrégulier. Le rapport au public est parfaitement équilibré, entre distance avec l'héroïne et proximité dans l’empathie ressentie pour elle. Cette dimension recrée le sentiment d'impuissance qu’on pourrait ressentir pour un proche dans une situation similaire, ce qui rend la relation avec la protagoniste d’autant plus forte.
Merveille aborde le sujet du traumatisme et de la violence psychologique de manière à la fois élégante et brute. La présence et le jeu d’Amandine Laval permettent une identification facile et une prise d’empathie immédiate. Elle y joue la vie d’une jeune mère effacée par l’absence d’un compagnon invisible mais pourtant inévitable. Une présence suggérée par des sons et des jeux de lumière ainsi que des simples textos projetés sur scène. On perçoit cette présence comme une épée de Damoclès menaçante mais ordinaire. C’est là que la conception sonore entre en jeu et s’illustre par ses rythmes violents et sourds aux aspects de coups, tendant l’atmosphère à un point de rupture quasi psychotique. Heureusement, ces moments frénétiques sont souvent rattrapés par des phases de rêve cathartique aussi bien pour le personnage principal que pour le spectateur. Ces phases d'irréel sont introduites via ce même personnage onirique de la fée, qui entonne des reprises de chanson disco des années 80 comme Tainted Love , dans des scènes qui tranchent drastiquement entre l’ambiance lourde du thriller et celle de la comédie musicale, tout en joie et en célébration. Malgré l’aspect joyeux de ces scènes, on ne peut s’empêcher de sentir une dissonance entre l’énergie procurée par les acteurs et le texte chanté qui illustre le mal-être dans des relations amoureuses. Ces pauses dans l’horreur invitent l’audience à respirer mais aussi sans doute à considérer la complexité des émotions en jeu dans la conscience de la protagoniste. On peut aussi considérer l' importance de ces scènes comme des moments d’évasion pour la mère qui, dans son sommeil, retrouverait l’espoir d’oser se lever à nouveau et de lutter pour défendre son futur.
Malheureusement, la fin tombe un peu à plat après une gestion de la tension si bien menée. L’intrigue se résout trop rapidement et sans détails SPOILER ALERT: la dernière scène introduit
le personnage principal dans un monologue d’espoir et de joie où elle n’est plus seule mais
dans une communauté où elle à pu élever son enfant. Cela cause plusieurs problèmes
de cohérence.
La pièce, muette jusqu’ici, devient parlante : une rupture principale peut-être trop abrupte et mal amenée. On tombe également vite dans le cliché du « tout est bien qui finit bien », ce qui enlève également à la complexité et au réalisme du reste de la pièce qui en devient moins convaincante. La conclusion aurait pu être signifiée par une bande son jusqu’alors parfaitement pertinente dans l’accompagnement de la narration. Une opportunité manquée de clôre le récit avec délicatesse.
La scène de fin, ajoutant une multitude d’acteurs auparavant invisibles, cause ainsi une chute dans l’intérêt du spectateur. On ne comprend ni l’origine ni l’importance de ces personnages, ni leur nécessité sur scène, alors que, jusque-là, le spectateur était seul à partager le secret et les souffrances du personnage principal. Manque malheureusement le « potentiel satisfaction » d’une fin convaincante pour le public, qui pourrait presque se sentir mis à l’écart par cette décision, surtout en négligeant l’intimité de la relation personnage-public instaurée jusqu’alors. Tout cela arrive seulement quelques minutes avant d’applaudir et, à la fin de la représentation, on finit par ne pas savoir quelle performance on salue vraiment.
Malgré une fin frustrante la pièce n’en n’est pas moins très forte et propose une approche très intéressante du sujet de la violence domestique conjugale. Amandine Laval s’y approprie
la scène avec une présence naturelle : on y perd la dimension d’espace théâtral au profit
d’une immersion dans la vie de cette jeune femme, entre rêve et cauchemar éveillé.