Moonlight Express de Clérisse et Smolderen
Les couleurs du polar

Roman graphique inspiré des polars et des films noirs hollywoodiens, mais aussi de l’art moderne et du jazz, Moonlight Express est le fruit d’une nouvelle collaboration entre le scénariste Thierry Smolderen et le dessinateur Alexandre Clérisse. Une intrigue à tiroirs au graphisme singulier qui emmène le lectorat dans un voyage effréné dans le temps et l’espace.
« D’elle je ne sais pas grand-chose, sinon qu’elle aime Count Basie, les films de Disney et un nommé Cointreau, qui vend ses bouteilles de liqueur sur les Champs-Élysées. » Ainsi débute Moonlight Express : avec l’arrivée de Clarisse, au Noël qui marque la jonction entre les années 1946 et 1947, à Berlin. Elle débarque dans une ville dévastée par une guerre qui n’en finit pas de se terminer, dans un camp américain où l’on retrouve les sergents et amis Norman Bold, narrateur, et Jay Johnson, dont Clarisse veut savoir pourquoi il ne répond plus à ses lettres. Entre l’amour déçu de Clarisse, une mission de récupération d’œuvres d’art en zone soviétique, et le mystère qui plane autour des Werwölfe, des jeunes organisés en bandes violentes parmi les ruines, une intrigue complexe commence à se dérouler, qui s’étendra jusque dans les années 60 et traversera les frontières.

Moonlight Express est issu de la collaboration entre Alexandre Clérisse au dessin et Thierry Smolderen au scénario, les deux bédéistes ayant déjà co-écrit plusieurs romans graphiques : Souvenirs de l’Empire de l’Atome, dans le genre de la science-fiction ; l’Été Diabolik, qui revisitait les bandes dessinées « fumetti » italiennes et le polar ; Une année sans Cthulhu, qui s’inspirait des univers fantastiques de Lovecraft et des jeux de rôles D&D. Ils continuent avec cette nouvelle parution à explorer les « para » littératures, mais cette fois sans se cantonner dans un genre particulier, surfant entre le polar, l’intrigue d’espionnage, le roman historique et la romance hollywoodienne, rythmé par des références musicales, du classique au jazz (une bande-son est même prévue pour accompagner la lecture) et à l’art moderne.
Ce qui frappe en premier dans cette bande dessinée, c’est son identité graphique, avec ses aplats de couleurs qui changent à chaque changement de décor, de la sombre Berlin aux couleurs vibrantes du Mexique en passant par Los Angeles et le parc de Disney World. À chaque partie son décor, sa colorimétrie, des codes graphiques qui varient parfois subtilement, parfois de façon radicale, proposant des moments de rupture ou de suspension dans la narration. Ce jeu sur le graphisme permet ainsi de mettre en avant l’importance de la musique avec des notes d’inspiration cubiste qui prennent soudainement toute la page lors d’une scène de jazz ; ou encore de donner aux époques une identité marquée, en passant par exemple aux accents pop art. Les successions de tableaux ne sont pas sans rappeler des scènes d’un film noir qui se succèdent, exposant tour à tour les différents tiroirs que révèle l’histoire. Tout ce qui semble se profiler au début du récit comme le cœur de l’intrigue ou le mystère à dévoiler (la rivalité pour l’amour de Clarisse, les Werwölfe, le trésor dans le camp soviétique), ne se révèle qu’un élément parmi d’autre dans un récit plus complexe qu’on traverse à toute vitesse, baladé·es de tableau en tableau. Après la première partie berlinoise, qui prend un bon tiers de l’histoire, des scènes bien plus courtes se succèdent, et à peine a-t-on le temps de comprendre ce qui se passe qu’on est déjà baladé·e dans un autre temps (douze ans plus tard, quinze jours plus tard, cinq jours, trois semaines plus tard) et un autre lieu, comme dans un train qui file à toute allure sans nous laisser le temps de profiter du paysage.

Si le croisement des arts et des styles offre au graphisme une dimension foisonnante qui porte l’ouvrage, sur le plan purement narratif, l’intrigue m’a un peu perdue. Elle m’a donné dans le même temps une impression de trop (trop d’intrigues secondaires, trop de thématiques différentes à peine effleurées, trop de sauts dans le temps, trop de protagonistes) et de trop peu (personnages trop peu développés pour être attachants, thématiques développées de façon superficielle…), comme si l’histoire était trop ambitieuse pour un roman graphique de cent soixante pages. Cela reste une très bonne lecture qui, si elle m’a laissée un peu sur ma faim, réussit à plonger son lectorat dans une ambiance léchée, mystérieuse et jazzy.