Ouragan , comme notre époque qui fait voler en éclat sens et mots. Comme des ombres, les livreurs semblent interchangeables, ils ont tous le même nom. Mais sur scène ils ont enfin un visage, des peurs et des pensées, et partagent l'intimité de leur masculinité fragile dans un contexte précaire. Et dans les vannes qui défient la misère, demain se dessine en dansant avec l'espoir de le réinventer.
Cela aurait pu être un teambuilding comme un autre. Une réunion d’équipe pour renforcer le groupe et partager les compétences. Mais très vite, la bande d’hommes qui compose cet escadron deliveroo partage ses espoirs et ses inquiétudes, là, serrés, sur le canapé jaune, rare mobilier d’un vaste espace gris et froid comme la tempête qui gronde dehors ou la canopée urbaine. On découvre alors l’envers du décor : les espoirs et les aléas du métier de livreur. Cet être discret qui fait ce qu’on lui demande ; rouler et livrer. On oublie qu’il pense, lui qui tend le paquet de bouffe aux mains précipitées dans l’entrebâillement des portes. On se délecte des extraits de ces rencontres brèves.
Souvent, ce sont les corps qui racontent. Ils prennent l’espace et se meuvent, maladroits, en s’imposant un rythme commun sur scène. D’abord timides puis assurés, ils tiennent la cadence comme pour une remontée du Mont des Arts. Le son est un personnage à lui tout seul, comme pour souligner la permanence du bruit et des sollicitations constantes de nos sens, dans la jungle des villes. C’est aussi une métaphore des vies que l’on mène, dont le rythme tranche avec un système au ralenti, lui. On se reconnaît dans le témoignage qui en est fait sous nos yeux.
Ce qui est innovant, c’est l’exploration de ce métier du silence, qui taille pourtant un nouveau visage à l’emploi dont la conception est en évolution forcée dans une société en crise. Cela n’est pourtant pas une apologie de l’ubérisation mais une critique nuancée et ironique de notre société qui change, se cherche et bricole son identité. Entre chorégraphie rythmée comme une course à la survie, et dialogues acerbes et plein d’humour, les comédiens décortiquent de façon authentique l’identité qu’on se façonne : ils abordent, avec intelligence et simplicité, les thématiques de racisme, de genre et de consommation sur fond d’injustice sociale. Espiègle, la plume est légère, presque nonchalante, mais le propos ne l’est pas.
Un bord de scène propose un lien saugrenu entre les textes du groupe de rap PNL et les analyses de l’économiste français Thomas Piketty. Finalement, cette création d’Ilyas Mettioui et de Zoé Janssens, portée par leur excellente troupe, est presque le fruit bâtard de ces deux univers.