Notes sur l’exposition
Notes sur l’exposition
Paysages français. Une aventure photographique (1984-2017), présentée à la Bibliothèque nationale de France jusqu’au 4 février 2018.
Les images cueillies au passage, comme un insecte sur lequel la main se ferme, et l’on n’est même pas sûr de l’avoir attrapé. On ne sent presque rien, seul un petit grattement-frottement qui pourrait venir d’autre chose. Alors on écoute.
Michel Butor, Transmanche n o 1. 1988
La première partie de l’exposition Paysages français s’organise davantage comme une collecte d’images, une sorte d’inventaire de la réalité, que comme un reportage. Troublante absence d’humains ici, peu ou pas d’appropriation par le social… à moins de considérer qu’elle se réduirait au mode dominant d’un aménagement généralisé, d’un contrôle intensif du territoire, d’une intégration extensive de chaque parcelle de la carte à la logique économique, organisant le visible dans sa totalité. Tel est tout d’abord l’effet ressenti devant les photographies rassemblées par la mission Datar.
En France, la mission Datar (1984-1988) donne carte blanche à vingt-huit photographes (Gabriele Basilico, Sophie Ristelhueber, Alain Ceccarolli…) pour dresser un tableau du paysage de la France des années 1980, véritable « encouragement à la culture du paysage en France ». Cette initiative se situe en droite ligne de la Mission héliographique (1851) et des expéditions américaines des Photographes de la Frontière. Les moyens donnés aux photographes sont très importants, et cette mission va susciter quantité d’initiatives comparables : « Quatre saisons du territoire » ; « Conservatoire photographique du paysage » en France ; « Viaggio in Italia », animé par le photographe italien Luigi Ghirri, commande tous les dix ans à un photographe pour observer Luzzara (après Paul Strand, Gianni Berengo Gardin, Stephen Shore y ont notamment travaillé ; « Mission du Saint-Gothard » en Suisse ; « 04°-05° » à Bruxelles ; « Madrid vue par… » 1 .
Il faut poursuivre la visite pour enfin rencontrer des habitations, des maisons, des êtres et des choses qui marquent le passage et l’établissement des hommes dans le temps. Voici comment pourrait s’énoncer le problème : comment cette mission d’État fait-elle œuvre ? Comment les photographes rassemblés par ce projet sont-ils parvenus à se jouer de l’objectif initial pour nous donner à voir autre chose ? Un peu de leurs regards songeurs ; de leurs inquiétudes ; quelques extraits de leurs questionnements sur l’essence même de leur activité : représenter des « paysages français »… Comment sont-ils parvenus, en somme, à dépasser le cliché ? Ce va-et-vient entre le vide qu’impose un espace livré aux flux de la marchandisation et le plein d’un visage ou d’une silhouette qui arrête soudain le regard résume l’intérêt de l’exposition. Contradiction que révèle l’écriture photographique elle-même. Autant de témoignages différents que l’observateur essaie de lire, rassemblant en soi les signes de l’étrangeté et du familier, tiraillé entre la violence de l’exil et la tendresse du foyer, dans son effort de déchiffrement. Effort vraiment, car si je cherche à théoriser ma pratique de déchiffrage, j’ai l’impression de repartir à zéro… Pas ou peu de commentaires des photographes. Quelques légendes, quelques paroles qui éclairent à propos leur propre travail autant que le matériau qui le nourrit. Robert Doisneau, par exemple : « Dans le fond, les individus que je mettais devant, c’étaient des autoportraits… » ; « et puis, il fallait se planter devant comme une bête, comme un arbre, et regarder… » Regarder pour rendre les documents d’hier lisibles aujourd’hui. En l’occurrence, la banlieue à l’heure où débarque la couleur, comme un maquillage pour rendre le réel supportable… Doisneau encore : « On ne peut pas non plus faire trop d’ironie en disant que c’est moche, que c’était mieux avant. » Donc, des témoins qui enregistrent les modifications du décor, de l’environnement comme on dit quand l’homme y est considéré comme un acteur à part entière… Ils cherchent à voir et à donner à voir avec cette lumière diffuse, la couleur grise, la couleur sur fond gris… C’est comme un roman, un roman-photo, avec des trous et des blancs, avec aussi des noms qu’on remet, de lieux (Montreuil, Marseille), de personnes (Depardon, Koudelka, Filaire, Plossu) : comme une compagnie dans cette solitude. Doisneau, enfin : « On ne sait jamais, avec ce métier, c’est le recyclage quotidien, permanent… »
En vérité, ça donne juste la soif de se casser, de prendre ses jambes à son cou, de partir où l’envie nous mène : loin. Le plus malin est de quitter ce continent où la folie rôde… Si rien ne ressemble plus à rien, ce monde est d’une laideur ridicule qui ne représente qu’elle-même, c’est-à-dire personne… Comment l’avoir en amitié ? Quelles sont les images qui valent encore la peine dans ce beau, dans ce foutu pays de France ? Nous y cheminons comme en exil, étrangers à nous-mêmes et aux autres. Pourtant cette laideur même nous attire. Elle a elle aussi sa poésie. Comme ces photographies prises des coulisses d’autoroutes, bords d’une laideur devenue presque symbolique parce que quelqu’un s’en empare, résolu à la dévoiler, je veux dire à la mettre en scène. Il y a un attachement malgré tout, fût-il désespéré, à ce qui nous entoure. Une manière de faire corps avec le milieu qui produit, en retour, un devenir affectif de l’image. Une sorte de répit dans cette course urgente, turbulente, dans ce glissement vers l’abîme qu’est la pensée…
À travers les campagnes et les villes, les zones rurales et banlieusardes des grands ensembles, on tente de retrouver un point de vue à hauteur d’homme, à taille humaine. Fantomatiques ou fourmillantes, les photos consacrées au monde du travail disent le « caractère répétitif de l’activité professionnelle, des chaînes de montage à la sortie des bureaux (…), vision du travail essentiellement aliénante (…) ces lieux de labeur reflètent les états d’âme de l’ensemble de la société ». Quel présent pour quel avenir ? Futur d’une impasse, assurément.
On essaie de saisir, non sans un certain malaise, les paradoxes de notre situation. Ambivalence de la forteresse BNF. (« Comment a-t-on pu proposer – et mieux encore accepter – de mettre les livres dans des tours vitrées et les lecteurs dans des caves à la Bibliothèque nationale de France ?2 ») Espace de pensée, certes, mais sans marge de liberté, sans terrain de jeu : encagé, vitrifié, hors-sol. Des jeunes femmes dansent sur l’esplanade, forme légère d’autisme ; des étudiants font une file interminable pour accéder à la bibliothèque, forme lourde de normalité… Entre le cinéma et le musée, on est fermement coincé : et le fou n’est pas toujours celui qu’on croit. (Pour celui qui aura trop de mal à supporter ce cadre de tours et de vitres, il y a toujours la promenade Claude-Lévi-Strauss par laquelle s’échapper.) En attendant : où et comment, aujourd’hui, se déroule la marche de l’esprit ; quel escalier pour quelle civilisation ? Quels sont les degrés et les étapes d’une réflexion critique dans ces transformations profondes dont nous sommes les témoins d’hiver ? La liquidation des territoires s’instaure après l’épuisement des lieux : « nulle part », « dead cities », « marges », « jungles », « euroland », autant de titres pour autant de noms de « no man’s land ». Un espace sans homme qui « manifeste une standardisation du paysage contemporain ». Il reste des bouts, des morceaux, des fragments à agencer ensemble pour tenter de produire un sens, lier les événements entre eux, orienter notre regard vers quelque possible horizon… Peut-être que Bailly a raison d’espérer :
« Se dessine un sens imprévu de dépaysement – dans lequel le mot serait à entendre un peu comme un déniaisement : non pas ôter le pays du pays pour l’accomplir dans un vague et creux devenir universel… mais l’empêcher de se raidir dans la pose de l’identité. »
Quelque chose flotte en tout cas, insaisissable, mais ce n’est pas le drapeau de la victoire… Heureusement que dans cette immanence à laquelle notre balade adhère comme elle peut, il y a la rue Baudricourt – capitaine de Vaucouleurs qui permit à Jeanne d’Arc de rejoindre le roi de Bourges, Charles VII. Le restaurant vietnamien Bambou est un refuge savoureux, où l’on peut déguster une soupe de pâtes de riz au ragoût de bœuf, tout en discutant avec amour des antagonismes de l’œil et de l’esprit : c’est donc ensemble qu’il faut chercher l’espace et le contenu.