Le Nimis groupe revient 5 ans après son premier spectacle, en creusant un sillon singulier qui questionne notre sens de l’accueil et de l’hospitalité. Portraits sans paysage scrute le système des camps pour réfugiés de l’intérieur en écoutant les personnes qui s’y trouvent enfermées ou y travaillent : des détenus, des exilés, des travailleurs sociaux, des humanitaires, des juristes, des psychologues, des policiers, mais aussi des bénévoles, des hébergeurs…
Portraits sans paysage commence par dessiner le parcours migratoire d’un Somalien parti pour l’Europe avec l’inventaire absurde des dénominations qui l’accompagnent tout au long de sa route. Des assignations qui valent relégation, privation de liberté, incarcération. C’est en suivant pas à pas le voyage 1 de Walter 2 - à travers la description minutieuse de sa trajectoire depuis le départ de son pays d’origine, successivement enfermé dans un « camp de déplacés internes » à Kismayo, au Sud-Est de la Somalie, puis dans un « camps de réfugiés », à Dadaab, au Kenya, ou un « centre de détention » en Libye, avant de se retrouver dans un « centre de réfugiés » ou un « hotspot » à Lesbos ou à Lampedusa, ou encore dans « un centre d'accueil pour demandeurs d'asile » à Brugge - jusqu'à son point d’arrivée au parc Maximilien, à Bruxelles, avec l’obligation de quitter le territoire... que se découvre la leçon de géographie du Nimis Groupe autant que son parti pris théâtral. Une dénonciation de cette salle d’attente sans fin dans laquelle sont parqués les êtres humains qui n’ont pas droit à la liberté de circulation.
L’attente. Celle que connaissent les personnes dans les « centres d’enfermement pour étrangers » et les « camps de réfugiés ». L’attente interminable pour avoir accès à un repas, à une douche… L’attente inimaginable, pendant des heures, dans un camp en Grèce, à Lesbos, ou Moria. Portraits sans paysage , du Nimis Groupe, donné au Théâtre National - en tournée en Belgique et en France - montre cette condition impossible, décrite en ces termes par la comédienne et autrice, Elina Dumont, ancienne SDF : « On attend tout, on n’attend rien, l’attente est ce moment suspendu durant lequel il ne se passe rien, sur lequel on ne possède aucune prise » 3
Ce qui est raconté dans ces lignes, depuis le point de vue d’une personne sans-abri, se voit ici mis en scène pour représenter le quotidien des migrants. « Migrants » ? « Sans-papiers » ? « Réfugiés » ? « Déracinés » ? Déjà, on butte sur les mots. Qui pose ces étiquettes et à quelles fins ? Cette pièce vient nous rappeler l’impérieuse nécessité d’une réflexion critique sur le langage et l’emploi de catégories exclusivement bureaucratiques pour définir ces personnes. Pour ne pas les transformer en numéros, mais les rencontrer comme des sujets à part entière. Ce qui se joue sur la scène est autant un questionnement politique que philosophique sur la signification de l'accueil et de l’hospitalité ; la remise en cause de la pseudo-charité qu’est l’action des grandes organisations humanitaires et de la manne financière qu'elles constituent pour les multinationales 4 ; ainsi que le poids de l'histoire coloniale dans les relations inégalitaires que nous entretenons avec les pays de la périphérie du système-monde.
Mais au-delà du constat, quelque chose de plus profond se déroule sous nos yeux qui touche à la manière dont la représentation des personnes dites « sans-papiers », « réfugiées », ou « déracinées » se déploie dans ce théâtre quasi-documentaire. Grâce à l'utilisation de l’espace scénique, c'est la structure hypocrite et étouffante dans laquelle sont pris les rapports humains qu'il s'agit de donner à sentir, à travers un jeu sur l'image constamment doublé d'une interrogation sur la prise de parole et les formes de discours adoptés par les personnages qui les incarnent. La manière dont les comédiennes et comédiens jouent sur la distance avec le public, mêlant la frontalité du face-à-face avec la société à une forme de participation en assemblée militante, produit une sensation immédiate et concrète de la dialectique inclusion-exclusion. Une sorte de palabre aux contours fuyants où cauchemars et rêves s’entrechoquent.
Quelques scènes d’une franchise mordante viennent nous bousculer dans nos bons sentiments, ébranlent nos certitudes morales autant que nos préjugés sociaux. Qu’il s’agisse de traiter du racisme inconscient qui trame les échanges avec des gens de couleurs différentes, ou issus de cultures étrangères, c’est encore et toujours la problématique de notre rapport à autrui et des limites de notre ouverture dont il est question sur un plateau qui s’organise dans un équilibre précaire et changeant.
Il en va de même de la façon dont une hésitation, un doute, quelque chose d’indécidable dans le récit, le déplacement, le phrasé est maintenu, durant le spectacle, entre réel et fiction. Parmi les témoignages qui sont partagés, il est parfois difficile de déterminer ce qui relève d’un vécu personnel ou d’un rôle de composition. Les paroles des uns voisinent avec celles des autres, et c’est la place même du témoin qui est sans cesse remise en mouvement.
Est-il possible d’entrer dans la peau de quelqu’un dont on n’a connu ni les souffrances ni les joies ? Comment se débrouiller pour se sortir d’une situation qu’on n’a jamais eu soi-même à expérimenter ? Comment imaginer devoir convaincre un juge de son innocence alors que le seul tort que l’on pourrait nous attribuer est de ne pas posséder les documents administratifs attestant de notre droit à participer pleinement à la vie d’un pays dans lequel nous n’avons eu, pour ce qui nous concerne, d’autre effort à fournir pour en être reconnu que d’y voir le jour ?
Tout se passe comme s’il s’agissait avant tout de penser les contradictions et les paradoxes qui habitent les revendications portées avec - ou pour - des personnes victimes de domination. De telle sorte à redonner du temps et du pouvoir d’expression et d’actions à celles et ceux qui sont d’abord concernés. Ce travail passe par une exigence de fabriquer des images collectives en lutte permanente avec les logiques stéréotypées de la communication médiatique.
À considérer la série de tableaux élaborés tout au long de ces Portraits sans paysage, on devine quel aura été le prix à payer, par ceux et celles qui l’ont vécue, pour rendre visible cette réalité. Pour refléter dans les corps, les signes épars d’une humanité en exil. Pour faire entendre dans les voix, le chant des humiliés qui réclament justice. Une pièce qui relance le désir de révolution, avec humour et tendresse.