Quatre couleurs de Thomas Terraqué
Rendre à l'école ses couleurs

Dans son premier roman, Quatre couleurs, publié chez Le Nouvel Attila, Thomas Terraqué se penche sur le microcosme d’un petit collège public défavorisé, en adoptant le point de vue de plusieurs de ses acteurs, qui peinent tous, de manière crescendo, à maintenir leur rôle.
« Avant d’être élève, les élèves sont des enfants, et ça lui saute aux yeux, l’ardeur et la sève en force. Intuition que les enfants ne sont élèves que dans un temps second, facultatif ; c’est un rôle qu’ils acceptent de jouer dans un petit théâtre. » (Monsieur V)
Obi, jeune élève sensible, décalé, et donc inévitablement enfermé dans la case de l’« imbécile de service », parvient à se procurer un stylo quatre couleurs collector d’un noir brillant. Lui qui admire tellement le ciel et les avions imagine aussitôt qu’il s’agit de la navette spatiale miniature qui le propulsera dans une vie meilleure, dans laquelle il trouvera enfin sa place. Cependant, il perd le précieux objet et c’est toute l’école qui en sera de plus en plus fortement affectée, jusqu’à l’effondrement final.
L’écriture nerveuse, en soubresauts, suit plusieurs protagonistes : le collégien (Obi), le professeur désabusé (Monsieur V), la femme de ménage qui nettoie aussi bien le carrelage que les auras (Joséphine). Ce style saccadé est à l’image des « bugs » qui rongent l’école, de ces dysfonctionnements qui, loin d’avoir débutés au moment de la perte du quatre couleurs, font en réalité partie intégrante de la nature problématique du système scolaire, le collège d’Obi faisant guise de cas exacerbé où ses défaillances en deviennent caricaturales.
« Médiocre, voilà ce qu’il ressent, médiocre. […] Nous, profs de la zone, sommes le fond du panier – ou plutôt, corrige-t-il, c’est la zone et le bahut, les lézardes du béton et la direction suppôt d’une logique comptable, et les cravatés du rectorat, et les familles sous le seuil de la pauvreté qui parfois ne comprennent pas l’utilité d’acheter cahiers et crayons aux gosses, et les toilettes qui puent et les ordis qui ne marchent pas, c’est le pas d’infirmières et d’assistante sociale, pas d’aesh et les suppressions de classes, de postes chaque année, c’est toute la situation qui nous rend médiocres. » (Monsieur V)
L’auteur dévoile l’envers du décor scolaire, en n’hésitant pas à dénoncer l’école comme un système de dressage, un formatage où les enfants apprennent à accepter leur propre future soumission et où les professeurs impuissants finissent par oublier leur passion dévorante initiale. Loin de les élever vers la découverte et l’épanouissement de leurs feux intérieurs, l’enseignement les étouffe pour les enfermer à l’intérieur du tableau noir de l’école, symbole d’un cadre rigide, limité et profondément déconnecté de la Vie. Avec « des mots compliqués comme dans le[s] [vieux] texte[s] » du cours de français, la hiérarchie domine. Les enfants de cette école défavorisée, tout comme Joséphine la femme de ménage noire, apprennent avant tout à se taire et courber l’échine.
Mais il est illusoire de croire pouvoir réprimer le feu. La fin du récit laisse penser que les flammes reviendront de plus belle, et qu’il faudrait s’en réjouir.
« Il faut faire quelque chose pour régler son compte à la bête qui nous dévore tous, moi, les enfants, tous ceux qui ont le malheur de se perdre dans son territoire […] Au fond je sais qu’il est temps d’arrêter parce que je fais du mal aux enfants » (Monsieur V)
« En classe, il sait toujours comment se contenir, rester le plus bas possible en soi-même parce […] Obi le sait, pourtant il se fait gauler à chaque fois par le putain de bouchon d’énergie qu’il devient en entrant, avec cette chose irrépressible qui gueule, gigote, roule des yeux et halète. »
Le roman joue sur les images, les symboles et le langage, avec un réel travail stylistique qui brouille la frontière entre réel et imaginaire, rationnel et paranormal. La conviction d’Obi que la perte du stylo quatre couleurs menace directement l’école dans son entièreté retranscrit fidèlement le réflexe de chaque enfant de se croire responsable de tout, de voir dans de simples corrélations, des liens de cause à effet. Cependant, le récit laisse également planer le doute : et si cette interprétation enfantine avait été capable de percevoir une vérité qui échappe au monde des adultes ? De la même manière, et si la véritable mission de Jocelyne avait été de nettoyer les énergies des lieux (et pas seulement la poussière du sol) ? Et si l’école et sa cartographie rationnelle du monde gagnaient à s’ouvrir à la multiplicité des points de vue et des vécus ?