Quitter l’enfance ?
Est-ce là un film sur la religion ? Et plus précisément, sur l’islamisme ? C’est en tout cas un film sur un adolescent qui cherche dans le Coran un mode d’emploi pour vivre.
Fils d’une mère Belge (Claire Bodson) et d’un père absent, Ahmed (Idir Ben Addi) a trouvé dans la figure d’un imam radical (Othmane Moumen) le guide pour orienter sa conscience dans une période critique. Il est soudain devenu si pieux qu’il se met dans la tête d’assassiner sa prof de l’école des devoirs, Inès (Myriem Akheddiou) − celle-là même qui l’avait aidé à traiter sa dyslexie − sous prétexte qu’elle aimerait enseigner l’arabe moderne aux élèves qui fréquentent ses cours…
Ce serait un film sur la langue maternelle ? Plutôt sur la capacité d’un langage propre à donner sens au monde. Et l’impasse terrible dans laquelle se débat un jeune d’aujourd’hui lorsqu’il ne possède pas cette arme pour affronter le vide. Car si l’enfer environnant est chose certaine, rien ne dit que le paradis soit réel dans l’au-delà. Alors, Ahmed prie. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il ne pense qu’à ça, au risque du malentendu.
Après la tentative de meurtre au cri rituel d’ « allahou akbar », voici le jeune Ahmed relégué dans un centre pour délinquants mineurs. Soudain séparé des siens, va-t-il saisir cette chance pour se transformer ? Car il doit changer ! Sa mère, la psychologue, l’éducateur (Olivier Bonnaud), le juge, tout le monde le lui intime. Il doit le vouloir, le souhaiter, le faire. Ahmed prie. Assiste-t-on à une reconversion ? Sorte de chemin intérieur vers l’autonomie dans la foi ? Ou bien, ne se produit-il dans cette pratique solitaire qu’une course effrénée à la fanatisation ?
La caméra observe son corps, ses mains, son visage. Les gestes quotidiens sont soulignés dans une espèce d’opacité sur fond de violence sociale. La mise en scène, faut-il le dire, est à l’os, au cordeau, au couteau. Il n’est pas question d’une ville dans un pays, d’une rue dans cette ville, d’une maison dans cette rue, d’une famille dans cette maison, et d’un commencement avivé artificiellement sous nos yeux. Non : l’écran s’allume et on y est, exactement. Pour le reste, on devine. La photographie est, oserait-on tant de banalité ?, superbe. Après tout, pourquoi le soleil cesserait-il de brûler et le blé de blondir tandis que l’Homme, dans la nuit, se taille une issue ? Derrière ses lunettes, que pense ce gamin de treize ans ? Pense-t-il ? Rêve-t-il ? Ses adresses à un Dieu tout puissant ne révèlent-elles qu’un mal-être affectif ? Éprouve-t-il dans ce dialogue un recours que personne d’autre n’est en mesure de lui donner ?
Mais voilà qu’il accepte de travailler à la ferme. Il s’occupe des vaches ; frôle une rencontre amoureuse en la personne de Louise (Victoria Bluck)… On l’espérait presque délivré de ses chimères, non ! Obsédé par la distinction entre le pur et l’impur, Ahmed découvre une nature inextricablement mêlée qu’il ne peut que rejeter en bloc. On craint que son idée fixe ne le lâche pas. Qu’il n’attende que la première occasion pour mettre son plan fou à exécution, accomplir sa tâche, devenir un martyr, comme son cousin. En vérité, il cherche une arme.
S’il n’est bien sûr pas question de dévoiler ici la chute du dernier film des frères Dardenne, posons qu’elle est indispensable à la portée de leur démonstration. En elle se réalise l’essence de la perspective empruntée. Derrière ce long-métrage aux allures naturalistes, il y a une réflexion sur la nature de la culpabilité. À qui la faute, en effet ? Pourquoi ? Et comment s’y prendre pour la réparer ? Il est question de ce jeu de forces tumultueuses qu’on essaye d’apaiser à travers la croyance. Terrain glissant où le spectateur se laisse entraîner, ne sachant plus à quel saint se vouer… C’est l’honneur du film et des acteurs que de nous communiquer cette hésitation. État incertain qui ne pointe pas moins, en filigrane, une certaine idée du devoir, du pardon, de la réconciliation.
Pour employer les grands mots : certains verront peut-être dans cet horizon sotériologique un incurable manque de finesse dialectique. Ce que nous traduirons comme suit : un film religieux, en somme ? Oui, un film religieux, en somme. Comme on dit d’un silence qu’il est religieux . C’est-à-dire ni léger, ni lourd, mais idéal, sorte de pas de côté pour mieux comprendre ce qui est en route, ce qui nous arrive, à nous tous, en plein cœur ou en pleine figure. Parce qu’il n’y a pas eux et nous. Il y a la confrontation nécessaire, le mélange inévitable, la critique réciproque. Comment saisir cette main qui finit par se tendre ? Cette espèce de tendresse qui, pour se frayer un chemin, doit braver tous les vacarmes, tous les discours, les morales de tous bords…
Toujours est-il que du jeune Ahmed quelque chose d’énigmatique nous reste en mémoire et accompagne désormais nos pas d’une interrogation tenace. Malgré un sujet que l’on pourrait, par facilité, qualifier de « brûlant », l’œil des frères semble plus libre que jamais : libre de ne pas savoir; de n’avoir à distribuer ni bons ni mauvais points ; et de n’avoir pas de solution miracle à proposer. Ou plutôt, si, une seule : la mort. La vie.
Elias et Noé Preszow