C’est un mardi soir à la chaleur de plomb, l’air est un voile de velours. Le ciel est mauve et l’été prometteur. Tout respire la renaissance. Les rues, les bars et l’attroupement de fumeurs devant l’atelier 210. Rigor Mortis est l’histoire d’un deuil, celle d’un homme qui a perdu la femme qu’il aime et qui tente de s’accommoder de ce costume funèbre tantôt trop grand, tantôt trop étroit.
Sur scène, deux hommes qui ont tous deux perdu la femme qu’ils aimaient. Si l’un tente de faire la paix avec l’absence, l’autre cherche à la chasser par des artifices désespérés : on le voit réanimer des objets, des vêtements et des voix. Il reste habité de fantômes avec lesquels il converse, qu’il poursuit lors de partie de cache-cache jusqu’à ce que leurs voix et leurs rires s’estompent subitement. Ainsi est le souvenir traître qui martyrise, se donne à l’homme et puis lui échappe. On le voit alors pleurer, hurler, possédé par la perte et l’obsession de la remplir. Il s’écroule dans les bras de son alter-ego, seule présence consistante et palpable lorsque tout a disparu dans le dernier écho d’un rire féminin.
Un peu à la David Lynch, Ahmed Ayed met en scène un dédoublement : un homme et son chagrin. Chosifier une part de soi que l’on ne sait pas porter. Le premier est jeune et sémillant, le second, son ombre, se traîne sur les planches, gris et abattu. Le duo se soutient, se serre, se porte, on les observe prendre soin l’un de l’autre. C’est une façon assez poétique de représenter la lutte intérieure des endeuillés. Se porter, cette lourdeur au fond de soi, l’empreinte de ce qui était et auquel on doit renoncer, le poids de l’impuissance et l’injonction à la résilience. Tout ce combat est magnifiquement interprété par Baptiste Moulart et Gaël Soudron. À travers un jeu touchant et complice, la paire représente la réconciliation de soi et du soi transformé par la perte, qui n’est plus qu’un être amputé.
La mise en scène est fine, soignée et onirique. Avec peu, Ahmed Ayed et Bruno Borsu arrivent à transmettre un rendu spectaculaire : par le jeu de lumière et le mouvement des marionnettes qui viennent soutenir l’atmosphère à la fois lourde et tendre installée par les échanges des jumeaux orphiques. La pièce est principalement sombre, et dans cette obscurité les nuances de rouge rappellent la mort, l’anxiété, la peur et la culpabilité. L’ensemble constitue une étude chirurgicale de l’arrachement et du champ lexical de la déchirure.
Reste une réserve cependant sur la fin proposée, abrupte et qui casse le rythme lent de l’œuvre. À mes yeux, cela ne peut être présenté comme la solution au deuil : la mort violente du chagrin par strangulation est trop radicale pour un parcours aussi complexe que la guérison après une perte. Nos parts de nous un peu meurtries ne meurent jamais vraiment, on les apprivoise jusqu’à pouvoir cohabiter avec.