Kárhozat de Béla Tarr
Scène culte (17)
Cinéaste hongrois malheureusement inexploré à l’international, Béla Tarr a pourtant prouvé son avant-gardisme et s’inscrit aujourd’hui dans la lignée des grands réalisateurs que sont Tarkovski ou Fassbinder.
Poussant la notion de la durée à l’extrême avec des plans-séquences qui durent le temps d’une hypnose, Béla Tarr demeure incontournable dans ce qu’il apporte au septième art.
La scène de la chanteuse au bar dans son film Kárhozat ou Damnation (1988) peut être considérée comme une des scènes les plus cultes et sûrement l’une des plus belles vitrines du cinéma hongrois. Elle résume le langage cinématographique du cinéaste, les émotions qu’il suscite et les thématiques qu’il explore.
L’errance de quelques chiens dans la nuit pluvieuse déclenche le mouvement de la caméra. Elle vient attendre avec Karrer, le personnage principal du film, devant le bar local, le Titanik. Dans le contraste d’un blanc et noir grinçant, une voiture s’arrête. En descend un homme qui entre dans l’immeuble. Alors qu’on entend la musique provenant du Titanik, la caméra revient à sa place initiale et Karrer se dirige vers le bar. Le premier plan se termine sur la rue qui demeure vide pendant quelques secondes, avant de ramener le spectateur à l’intérieur du bar. Les limites spatio-temporelles se dépassent alors, avec un deuxième plan qui s’étale sur le reste de la séquence.
Flottant dans un intérieur dont la logique spatiale devient de plus en plus confuse, le plan-séquence sophistiqué de Béla Tarr dilate la durée avec des mouvements de caméra presque dépressifs. Sous le sortilège des notes de musique répétitives, une caméra hypnotique se déplace entre les clients immobiles du bar et établit une ambiance lourde et opaque.
La caméra s’arrête sur Karrer, dont elle s’approche quand la chanteuse commence à prononcer les mots de la chanson Over and Done . La poésie de la souffrance, vision qu’a Béla Tarr de l’humanité, se transmet de l’état d’âme du personnage à l’écran, jusqu’au spectateur qui le regarde, subjugué.
En passant par le dos du protagoniste, la caméra recadre la chanteuse, cet objet d’amour impossible. Elle semble ne pas pouvoir se détacher de la femme et se retrouve, à l’image de Karrer, condamnée à s’en approcher inlassablement. L’expérience singulière de la dimension durative sur le visage de la chanteuse fait appel à une émotion pessimiste chez le spectateur, proche de la malédiction apocalyptique. Béla Tarr clôt son plan-séquence de six minutes sur un saxophoniste, situé derrière la chanteuse, qui souffle le désespoir de l’ambiance.
Cette scène, en somme, constitue un prototype des capacités du cinéma à créer une mise en scène hypnotique, à l’image et par l’image, de l’âme d’un personnage.