Dans Sirène, debout , recueil éclatant de poésie et de douleur, Nina MacLaughlin revisite au féminin la mythologie antique. 35 déesses d’hier et d’aujourd’hui nous chantent leur vérité, celle de la domination, de la résilience et de l’espoir. Une nécessaire relecture de nos mythes, qui laisse entrevoir les possibilités d’un monde métamorphosé.
Sirène, debout est une réécriture révolutionnaire et féministe des Métamorphoses d’Ovide, un recueil antique long de 7235 vers qui jette les bases de notre patrimoine culturel. À travers une trentaine de courts récits – parfois dialogues, souvent monologues, et toujours incisifs – Nina McLaughlin invertit le mythe latin en le racontant du point vue de ses personnages féminins. Enfin la parole est donnée aux victimes, aux héroïnes tragiques violées pour la gloire des hommes et des dieux et que l’histoire a réduites au silence.
Je n’ai pas « perdu » ma virginité. Quelqu’un me l’a prise. Sur la plage. J’étais jeune. Après coup il s’est senti mal et il m’a dit, plus ou moins, je t’accorderai tout ce que tu désires. Tout ce que je désire ? Pourquoi avait-il fallu me faire ça pour que soudain, mon désir ait de l’importance ? Pourquoi ne pas l’avoir pris en considération avant, sur la plage ? Tout ce que je désire ? Maintenant ? Comme s’il y avait quelque chose sur cette terre capable de défaire ce qui venait d’être fait ? […] Tout ce que je désire. « Je ne veux plus jamais subir ce que j’ai subi. Transforme-moi en homme. » « Ça marche, a dit le violeur ».
Il faut écouter Daphné, Calisto, Eurydice, Echos et autres consœurs nous raconter en chœur leur expérience des abus et de la domination masculine. Les viols, le harcèlement, l’inceste et les violences intra-familiales, la maternité difficile ou encore la rivalité féminine attisée par des manœuvres masculines et un système patriarcal. Si certaines sont crues et d’autres métaphoriques, toutes s’émancipent en livrant leur vécu. Cette vérité enfin dévoilée sonne comme une métamorphose, non plus de l’homme en dieu et du dieu en bête, mais de la femme opprimée en victime reconnue, en survivante inspirante.
Je suis une fille. Je m’appelle Io. Je dis non merci, pas moi, arrêtez s’il vous plait. Mais d’un seul coup, les mots n’ont plus d’importance. Je n’ai plus d’importance.
Je suis : en l’air contre un arbre. Par terre. Sur le ventre. Fendue. Tout son corps sur le mien. Le mot est trop petit, trop connu, trop dompté pour ce qui
s’est produit. Et ce n’était que le début, de tout façon. Un autre début. On recommence encore et encore.
Le style de Nina MacLaughlin est implacable, brassage pur de colère, de souffrance, d’humour et de poésie. Il mord autant qu’il attendrit, fait rire autant que vomir, et dit tout de la complexité et de la puissance du récit de ses femmes. Plus qu’une histoire, il s’agit bel et bien d’un chant, un cri du corps poétique et vaillant, sursaut de l’oubli.
Je me rappelle, tu m’as raconté cette fois, dans la montagne, où tu t’es réveillée au milieu de la nuit pour pisser et tu es sortie et tu as levé les yeux et il y avait des étoiles partout. Et tu as eu l’impression de t’élever, d’être aspirée par cette infinité, de te dissoudre mais à la fois d’être pleinement présente, et rien n’avait d’importance, tu aurais pu exploser en plein vol, ça n’aurait pas été grave. Te trouver au seuil de l’infini, c’était la chose la plus réelle qui te soit arrivée, parce que ça revenait à se trouver au seuil de la mort.
Dans ce renversement salvateur de la parole, Nina MacLaughlin confronte le male gaze originel et démasque les violences sexistes et sexuelles qui sont au fondement de notre mythologie. Jouant habilement de l’anachronisme, elle confirme l’actualité de la domination masculine. Les tragédies des nymphes et autres déesses du début de notre ère se fondent dans les défis contemporains auxquels les femmes font malheureusement encore face. Cette juxtaposition interroge. Les fictions du passé continueraient-elles d’influencer et de façonner le présent ? Ou bien nos mythes reflèteraient-ils l’injustice d’un système persistant ?
Nous sommes ses sœurs. Tu aides tes sœurs. Tu vois une de tes sœurs en galère dans la rue, tu traverses la chaussée et tu dis « Tout baigne, copine ? ». Et si tout ne baigne pas, tu fais ce que tu peux pour l’aider. Ce monde est rempli de galères. Si tu n’en as jamais eues, tu as du bol.
Sirène, debout dit l’urgence à relire l’histoire et à questionner notre héritage. Par son éclairage original des dynamiques de genre et de classes qui ont façonné et façonnent toujours nos sociétés, ce premier roman de Nina MacLaughlin mérite sa place dans les théâtres et dans les salles de classes – autant que nos bonnes vieilles Métamorphoses , si ce n’est davantage…
Notre poète dit « Tout varie, tout change de forme. […] Dans ce monde – Vous pouvez m’en croire – rien ne périt. La naissance n’est que le commencement d’un nouvel état. »
« Vous pouvez m’en croire » dit le poète. Je le veux. Je veux croire le poète.
Finalement, Nina MacLaughlin invite, non pas à la rigidité ou à la table rase, mais à la métamorphose. À la transfiguration du passé défectueux en un futur progressé, à force de parole et de chant, de poésie et d’éclat.
Mangez, parlez, riez dans l’intervalle, racontez, embrassez, aidez dans l’intervalle. Le lieu est maintenant, vous êtes ici. Le temps fait de la place au changement. Le lieu est maintenant, toi et moi sommes ici. Une étreinte avant que tout s’arrête. Un quartier d’orange tant que nous sommes là. Un bout de pain. Mâche et mâche. Rien ne demeure à l’identique. La grande histoire du nouveau nous avale à chaque instant.