critique &
création culturelle

Souvenirs des Idoles

Profanation joyeuse d’un monde explosif

© Jean-Louis Fernandez

Sur la scène de la Porte Saint-Martin à Paris, Christophe Honoré ramène à la vie six de ses Idoles, emportées par le sida au cours des années nonante. Entre émouvant hommage personnel, célébration instruite de leurs œuvres et fête collective aux accents pop, retour fragmentaire sur un spectacle-feu d’artifice.

La scène est plongée dans la pénombre. Un orgue Hammond entonne quelques accords rythmés. Des corps apparaissent, comme sortant de quelque endroit souterrain. Un parking, un hangar, un lieu de drague. Peut-être des tombes. Un lieu bien bétonné en tout cas. C’est « When the Music’s Over », des Doors. La voix de Jim Morrison emplit maintenant la salle, tandis que se discernent peu à peu les corps et les surfaces. Six cadavres avancent maintenant au rythme syncopé de l’orgue. Ils dansent en fait. C’est ce que sera ce spectacle : une profanation joyeuse.

En 1990, Christophe Honoré avait vingt ans. Arrivé de son milieu populaire breton, le futur metteur en scène et réalisateur débarque à Paris la tête remplie d’espérance. Il y découvre un monde nouveau, et des Idoles nouvelles qui lui inspirent comment être artiste, comment être homo, comment être homme. Mais c’est bientôt à la décimation progressive de ce monde qu’il assiste impuissant, quand une à une ses idoles meurent d’une même maladie. Bernard-Marie Koltès (Paul Kircher), le jeune, beau et fulgurant dramaturge, meurt du sida en 1989. Jacques Demy (Marlène Saldana), génial réalisateur des Parapluies de Cherbourg ou des Demoiselles de Rochefort, meurt du sida en 1990. Hervé Guibert (Marina Foïs), auteur intime et incisif, meurt du sida en 1991. Serge Daney (Jean-Charles Clichet), critique de cinéma et maître à penser, meurt du sida en 1992. Cyril Collard (Harrison Arévalo), écrivain et réalisateur à scandale, meurt du sida en 1993. Et enfin Jean-Luc Lagarce (Julien Honoré), dramaturge délicat et magnifique, meurt du sida en 1994.

© Jean-Louis Fernandez

En les déterrant, Honoré n’en fait pas de simples archives parlantes et mouvantes. Il leur redonne la force de la vie et de l’espoir, en donne l’image qu’elles ont imprimée sur lui. Il joue avec ses maîtres, les lance dans une arène fictive, un purgatoire d’outre-tombe, imaginant entre eux les répliques, les passes d’armes et les caresses, pour reconstituer autour d’eux ce monde fantasque et effréné qui sans doute put un jour exister dans un appartement mondain du VIe arrondissement, ou ailleurs. Le réaliste importe peu, c’est le réel qui compte.

Deux des personnages sont ainsi interprétés par des femmes, sans rien concéder à la réalité du rôle. Au contraire, il me faut dire toute la joie à voir des actrices si exceptionnelles évoluer sur scène et nous offrir des moments d’anthologie. Comme par exemple quand Marlène Saldana, authentique diva, exécute la chorégraphie époustouflante des Demoiselles de Rochefort en un Jacques Demy en talons aiguilles à moitié nu sous un excentrique manteau de fourrure. Comme par exemple également quand Marina Foïs livre durant de longues minutes un extrait du livre de Guibert À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, où il raconte avec une prose pudique et déchirante la mort de son ami Muzil, qui n’est autre que Michel Foucault, décédé du sida en 1984. La performance de Marina Foïs est bouleversante, littéralement à couper le souffle, à la hauteur du Molière de la meilleure comédienne qu’elle a reçu pour ce rôle en 2019. Sa prosodie délicate et tout à fait particulière, hachée mais continue, où aucun mot n’est au-dessus de l’autre et qui nous garde pourtant toujours en tension, réussit dans la plus infinie pudeur à créer la tristesse en chacun et à remuer jusqu’au plus profond de nos souvenirs.

© Jean-Louis Fernandez

La mise en scène (d)étonne, superposant les registres, comme quand l’érotisme d’une scène de drague entre Koltès et un garçon est contrebalancé par Demy qui cuisine des crêpes en arrière plan. Ça joue avec les rythmes, les couleurs, la musique, pour nous offrir un véritable spectacle. Un spectacle qui pourtant laisse poindre par transparence le sourd sifflement de la maladie et le drame quotidien de l’affaiblissement.

En faisant parler les morts, en les faisant parler de la maladie et de tous les autres qu’elle a emporté, c’est pourtant de la vie dont parle Les Idoles, de la vie et de ce qu’il nous est donné d’en faire.

Même rédacteur·ice :

Les Idoles

Texte et Mise en scène de Christophe Honoré

Avec Harrison Arévalo, Jean-Charles Clichet, Marina Foïs, Julien Honoré, Paul Kircher, Marlène Saldana, Lucas Ferraton

Scénographie d'Alban Ho Van

Costumes de Maxime Rappaz

Lumière de Dominique Bruguière, assistée de Pierre Gaillardot

Assistante à la mise en scène : Christèle Ortu

Assistant dramaturgie : Timothée Picard

130 minutes

Création le 13 septembre 2018 au Vidy Théâtre de Lausanne
Vu le 18 janvier 2025 au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris Xe

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