Un fruit bien mûr, un hortensia mauve, un citron pelé, un décor végétal, un flacon d’actimel et une petite mouche qui vient se poser, comme pour dire, entre peinture et réalité : « Je suis encore en vie ! » Explorons ensemble, du 21 avril au 29 mai 2022, toutes ces natures silencieuses contemporaines à la Galerie DYS d’Ixelles.
Un des premiers exercices qu’on effectue en tant que photographe amateur est de sortir ses propres affaires de ses poches ou de son sac, de les installer sur une table, et de commencer à faire des choix : gérer la lumière, déterminer la composition des éléments, opter pour tel ou tel cadrage. L’objectif est celui de réaliser un portrait de soi-même à travers les objets que l’on garde au plus près de nous : un trousseau de clé, un billet de train, un mouchoir froissé, un roman aux pages consommées.
Que ce soit l'équilibre chromatique de notre petit déjeuner affiché sur Instagram, ou la symétrie de notre bureau bien rangé pour le travail, tous les objets que l’on pose et expose parlent de notre vie, de notre société et de notre manière d'appréhender le monde.
Ce quotidien objectivé est la source première d'inspiration de la « nature morte », thème d’abord pictural, qui se développe à partir du XVIe siècle dans la peinture des anciens Pays-Bas, mais qui devient un genre à part entière dans la peinture hollandaise du XVIIe. Cet « éloge du quotidien » dans l’histoire de l’art n’équivaut pas forcément à un abandon du symbolisme, que ce soit d’un référent religieux, moral ou érotique ! Le panorama artistique européen accueille avec enthousiasme la circulation de ce nouvel imaginaire de l’ordinaire, qui se développe en France d’abord avec le terme « vie coye » puis « nature inanimée ». C’est seulement au XIXe siècle que ces définitions se muent en « nature morte ». Réalisons donc que cette double évolution du terme, de l’allemand stillleben ou du français « nature en mort », conserve en elle-même les deux notions, de vie et de mort !
Aujourd’hui le still life , genre qui franchit les frontières géographiques, sort du cadre pictural et explore l’univers multidisciplinaire de l’art contemporain. Cette thématique est au cœur de l'exposition temporaire « Stil Leven » qui a lieu à la Galerie DYS, sise au 84 de la rue de l'Arbre Bénit à Ixelles, du 21 avril au 28 mai 2022.
Nous entrons et nous nous rendons compte que cette peinture de genre séculaire, ne cesse de se renouveler à l'occurrence. Il semblerait que la lumière naturelle, les objets volés au quotidien ou encore les concepts philosophiques de vie et de mort ne manqueront jamais de solliciter l'âme humaine et le geste artistique.
Nous apercevons au milieu de la salle d’exposition un petit tableau de Pieter Gerritsz Van Roestraten de la deuxième partie du XVIIe, qui se confond bien avec les objets contemporains : il tisse le lien formel avec l’œuvre « Still Life » de l’artiste contemporaine Emilie Terlinden, qui interroge le schéma de cette référence, par une démultiplication des champs et des formes. Elle opère en pliant, froissant, dupliquant les formes immuables et immobiles de cette nature morte ancienne.
Le tournant clé du XVIIe a été de retenir ces objets suffisants à une composition en soi, c'est-à-dire retirer l’humain, l’architecture, le décor et d’effectuer un zoom in réaliste sur une table qui raconte toute une histoire.
Dans cet exercice d'extraction des sujets picturaux, demeure bien plus qu’une privation, car les natures mortes peuvent nous raconter pleinement les sentiments de l’artiste. Et le faire par le choix des éléments, la temporalité, les saisons, par l'intégration de fruits mûrs et majestueux, de fleurs vives et fanées, de couteaux, d’insectes, de casseroles ou de citrons pelés.
Mais qu’en est-il de la nature morte dans ce tran-tran contemporain qui prône la consommation de ces objets de vie, à jeter, à recycler, à désacraliser et, au contraire, à sublimer un objet par rapport à un autre ? C’est l’exercice auquel se prêtent les artistes de la scène belge et hollandaise sélectionnés ici pour exposer leurs natures silencieuses.
Nous entrons en contact avec des approches picturales différentes. En ordre d’apparition, par l'œuvre « Still Life with a donut » de l’artiste Renaud Suanez, qui pose un regard oblique sur une nature morte au sujet pop, avec une gestion impressionniste du trait. Juste en face nous apercevons une peinture hyperréaliste de l’artiste Cindy Wright, évoquant un monde végétal oublié, archéologie d’un sous-sol piétiné que l’on fatigue à rendre reconnaissable. Enfin, nous parcourons les scénarios domestiques à travers les ustensiles de cuisine de Lien Buysens, par un traitement graphique et ludique des formes du quotidien.
En réponse à la dimension verticale, surgissent ici et là, dans toute leur puissance matérielle et sculpturale, les compositions de céramique, résine et pigments aux formes reconnaissables et insolites de l’artiste Tinka Pittoors. Dans son œuvre de célébration aux objets jetables, elle intègre simultanément des flacons d’actimel, devenant des bouquets sous-marins de cavités corallines, tandis que des bouteilles d’eau en plastique font jaillir des couches chaotiques de végétation.
Mais le still life s’affirme aussi comme genre à part entière dans la photographie. Nous observons Jacques Courtejoie, qui présente des polaroids composites d’une nature erotique ; les bouquets morcelés du couple de photographes Daniel Locus et Anne Weyergans ; l’altérité du réel-peint dans les insaisissables images de Nicolas Wilmouth qui porte à son apogée l'héritage du clair-obscur pictural.
Coup de cœur pour l’artiste Lucie Lanzini : d’abord avec « Walnut » (2022), noix disproportionnées en verre soufflé translucide qui nous accueillent à l’entrée et font la synthèse de ce monde naturel en disparition et en dangereuse transparence. Puis « Watchman », qui interroge la place de l’animal dans cette nature morte interrompue, morcelée, manquante, cropée, qui attend le retour du vivant. Ces deux pattes d’oiseau de bronze posées sur un morceau de corde nous posent la question : suis-je encore en vie ?