critique &
création culturelle

Strange de Geneviève Damas

Une critique par une femme cisgenre
d'un roman écrit par une autre femme cisgenre
racontant l'histoire d'une femme transgenre

Strange, de Geneviève Damas, est un roman qui relate la relation entre Nora, une jeune femme transgenre, et son père à qui elle n’a jamais dévoilé sa véritable identité. L’autrice se définissant elle-même comme une femme cisgenre, ce livre suscite un débat très intéressant : dans quel mesure peut-on raconter un vécu qui n’est pas le nôtre ?

Nora était venue à Bruxelles pour étudier le chant mais rien ne s’est déroulé comme prévu. L’appréhension monte alors qu’approchent les retrouvailles avec son père qu’elle aime tellement mais qu’elle n’a pas vu depuis des mois, par peur de sa réaction ou de lui causer un choc : lui qui s’attend à serrer Raphaël dans ses bras, il découvrira plutôt Nora pour la première fois. Afin de le préparer, elle lui écrit une lettre dans laquelle tout est déposé, enfin. 

Aujourd’hui, mon visage n’a plus rien à voir avec ce qu’il était. Bien sûr, quelque chose de Raphaël y demeure, mais adouci, arrondi. Parfois, quand je me regarde dans la glace, j’éprouve une sorte de vertige, il me semble apercevoir Maman. Cela ne fait aucun doute que je suis sa fille.

Avant d'entamer cette critique, je tiens à préciser que je l’écris du point de vue d’une femme cisgenre. Je tenterai donc ici d’exprimer mes propres débats internes et mes intuitions, en toute humilité et en espérant me montrer pertinente afin d’ouvrir une conversation.

J’ai lu Strange d’une traite mais sans grande émotion. L’écriture de Geneviève Damas est claire, fluide et agréable mais manque selon moi de singularité et de substance. Je n’ai par ailleurs pas pu m’empêcher de ressentir une certaine forme de facilité et de trop grande simplification au fil de l’histoire. Une sensation de scénario pré-écrit en somme, où je pouvais deviner d’avance certaines scènes, comme en témoignent les deux extraits suivants.

Maman rêvait d’une fille. Enceinte, elle était persuadée qu’elle en attendait une. À la première échographie, le gynécologue n’a rien vu. À la seconde, il l’a détrompée : « Un garçon, Madame. » Il vous a fallu plusieurs jours pour me trouver un autre prénom que Nora.

 

Du plus loin que je me souvienne, peut-être depuis ton regard courroucé sur mon déguisement de princesse, je prends l’habitude de cacher ma manie derrière des portes, des armoires fermées à clef. Les vêtements que je passe en secret sont écrasés sous des piles de livres, au fond de ma garde-robe ou sous mon matelas.

En effet, Geneviève Damas se concentre beaucoup, me semble-t-il, sur le physique de Nora, en parlant de ses vêtements, de sa voix ou de ses traits de visage, mais j’aurais aimé qu’elle explore et pousse la psychologie du personnage plus loin. Le roman est une longue lettre de Nora adressée à son père dans laquelle elle s’exprime en « je ». On part donc du point de vue du personnage principal, et pourtant j’ai eu des difficultés à m'imprégner de son histoire. Je n’ai pas l’impression d’avoir réellement rencontré et appris à connaître Nora en tant que personne au fil du roman, excepté sa passion pour le chant ou l’amour qu’elle porte à ses proches. Ceci est renforcé par le style d’écriture un peu ordinaire et neutre de l’autrice.

Je me suis par ailleurs demandé ce qui, moi, me permet de savoir que je suis une femme, et j’ai été incapable de répondre à cette question. Ce n’est pas la longueur de mes cheveux. J’adore mettre des robes et des talons, mais je suis le plus souvent en jeans et boots. J’aime le maquillage mais je peux aussi ne pas en mettre pendant des mois… et tout cela n’influence en rien la manière dont je me sens femme. 

Se déguiser en princesse, mettre du vernis, se maquiller, avoir les cheveux longs… je pense que toutes ces envies sont entièrement valides, que ce soit pour se situer en société, pour une inclusion safe, par revendication, ou simplement par goût personnel, comme l’exprime très bien Lexie du compte instagram @agressively_trans face à la question « est-ce que les personnes trans renforcent les stéréotypes de genre ? » (Compte instagram @agressively_trans (2021), nous renforçons les stéréotypes de genre ? : https://www.instagram.com/p/CWflRSJAJlP/?utm_source=ig_web_copy_link) Cependant, je pense aussi que ce n’est qu’un vécu possible parmi d’autres et que celui-ci est le plus facile à raconter du point de vue d’une femme cisgenre. 

Cette simplification à outrance et cette facilité que j’ai ressenties étaient-elles voulues de l’autrice afin de rester accessible à un public large et peu sensibilisé au sujet ? Était-ce une volonté de rester simple et pudique dans les explications de Nora, car sa lettre est adressée à un père qui risque de ne pas comprendre son histoire ? Est-ce dû à l’identité de femme cisgenre de l’autrice ? En somme, peut-on écrire sur un vécu qui n’est pas le nôtre et si oui, dans quelle mesure ? 

Geneviève Damas est consciente de cette problématique et de la responsabilité qu’elle endosse en écrivant ce livre. Elle a d’ailleurs passé beaucoup de temps dans des associations et a pu bénéficier d’un accompagnement au cours de l’écriture. Cependant elle affirme : « Je crois que ce que j’ai aussi voulu dire, c’est qu'il n’y a pas que ceux qui ont vécu qui peuvent parler de ces sujets-là [...] il y a un moment où on peut s’emparer des histoires des autres et il le faut parce qu’il y a aussi… ce qui est en jeu c’est la solidarité humaine. » (interview de Geneviève DamasLes mots d’Anouk, 2023) 

Je trouve cette réponse très tranchée assez problématique et violente, notamment à cause de l'utilisation du mot « s’emparer » mais aussi parce qu’elle ne prend pas en considération la manière dont une telle position pourrait être perçue par les premières personnes concernées. 

Ensuite, Geneviève Damas explique qu’il était important que Nora soit la narratrice de l’histoire pour qu’elle ait une voix. L’argument est très intéressant et pertinent mais j’ai envie de pousser la réflexion plus loin… Quelle voix lui a-t-on donnée ? L’autrice explique vouloir s’effacer de la narration et qu’on oublie sa présence, mais est-il réellement possible de raconter une histoire qui ne soit pas située et empreinte de nos propres biais cognitifs ? 

Elle raconte avoir voulu écrire ce livre après une rencontre avec un jeune transgenre dans une école, et aussi à cause de sa position de mère. Elle voulait raconter le voyage par lequel passent les proches des personnes transgenres. Or à aucun moment le livre n’adopte le point de vue des proches de Nora. Peut-être le roman aurait-il pu être écrit du point de vue du père qui lit la lettre de son enfant ? On ne connaitra malheureusement jamais sa réaction. Je pense que ç’aurait été saisissant et tout aussi intéressant ; et peut-être aussi plus juste. 

J’ai tout de même apprécié que le parcours du combattant des personnes en transitions, les discriminations et la précarité financière subies soient évoqués à travers l’histoire de Nora, ce qui j’espère pourra sensibiliser les lecteur·rices et mettre davantage en lumière ces injustices. 

La question que je pose au début de cet article est complexe et délicate. Je pense finalement qu’il faudrait laisser la place aux publics visés de raconter leur propre histoire. Ceci étant dit, je peux admettre et comprendre un contre-argument qui me semble assez évident : l’envie de l’artiste de ne pas être limité dans sa créativité à son vécu propre uniquement. Une limite est-elle à tracer lorsqu’il s’agit de personnes qui souffrent de discriminations, d’un manque de visibilité et de légitimité dans l’espace public ? Par ailleurs, je pense que tout dépend de la manière dont l’histoire est racontée et du point de vue adopté. Et vous qu’en pensez-vous ?

Même rédacteur·ice :

Strange 

de Geneviève Damas
Éditions Grasset, 2023
178 pages

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