Tengo sueños eléctricos
Aimer aux cris, parfois aux coups
Tengo sueños eléctricos, premier long métrage réalisé par Valentina Maurel, dessine habilement les engrenages fiévreux des relations familiales et amoureuses vécues par Eva, une adolescente prise dans la tourmente de sa vie familiale. Une production belge qui marque chacune de ses projections en festivals par son ton ambivalent et le réalisme du jeu des acteurs.
Tengo sueños eléctricos est le premier long métrage de Valentina Maurel qui sortira en salles le 3 mai 2023. La réalisatrice nous fait suivre Eva, une adolescente piégée dans un quotidien monotone à San Jose au Costa Rica. L’adolescente apparaît fatiguée par la vision ascétique de la vie que sa mère lui transmet et cherche à découvrir ce que son père, Martín, peut lui apporter de nouveau. Le long métrage à par ailleurs, déjà été récompensé au festival Locarno (Suisse) par le Léopard de la meilleure réalisation, du meilleur acteur pour Reinaldo Amien Gutiérrez (Martín) et de la meilleure interprétation féminine pour Daniela Marín Navarro (Eva).
Ces personnages hauts en couleurs sont présentés sans fioritures dans leur faiblesse naturelle. Ils prennent vie à l’écran et on s’y attache facilement. Très vite, on cherche à comprendre l’origine de leurs tempéraments et de leurs différends. Tengo sueños eléctricos est un film terre à terre qui ne manque pas de remettre en perspective le piédestal sur lequel reposent les adultes de l'entourage de Eva, adultes qui semblent finalement plus adolescents que la jeune femme vu leurs choix et leurs valeurs plus que douteuses. On pourrait faire la liste de leurs imperfections, comme leurs manières de gérer la colère, leurs complexes ou bien pire encore, profiter de l’innocence d’une ado pour un plaisir charnel moyennement assumé. Malgré ces défauts les personnages restent distants et le narrateur reste externe laissant la toile de fond sans jugement et vierge de prise de parti ce qui autrement desservirait le ton du film.
La force de ce long métrage réside dans l’intensité du jeu des acteurs, qui interprètent leur rôle avec un naturel extrêmement convaincant. Daniela Marín Navarro réussit une performance rafraîchissante et naturelle. Malgré son amateurisme (c’est son premier rôle en long métrage), ses interactions et ses postures transmettent avec cohérence sa nonchalance, son insolence ou sa combativité. Les silences, les regards et les tons employés sont toujours cohérent et tendent l’intrigue de réalisme. Les non-dit rendent également les dialogues plus réalistes et subtils dans les échanges entre personnages. La caméra souligne avec élégance les regards et les expressions des acteurs pour nous guider dans le dédale d'émotions et de silences. Il ne tient donc qu’à nous de comprendre pleinement les souffrances et de déceler le passé dans les regards puissants des personnages ainsi que l’interprétation qu’on peut en faire. La réalisatrice nous fait confiance pour comprendre la complexité des relations sans en faire une lecture plate et évite une explication inutile, résultant en une narration originale très réussie et à la mise en scène poétique. Cette narration intense, au ton sombre, s'étend en toile de fond, tout en subtilité et en complexité, de la première à la dernière scène avec une poésie fine et chaude. Ce parti pris d’observation rend les relations entre les protagonistes plus proches de nous, et réussit à rendre l’amour familial, pourtant décrit de manière si conflictuelle et fébrile, attachant et porteur de sens.
L'obsession de Eva pour son père et sa volonté de se séparer de sa mère prennent sens comme son désir d’autonomie et d’exister par ses propres termes. Eva fuit la maison de sa mère devenue trop étouffante quitte à abandonner le confort d’un toit assuré, pour faire de sa propre expérience, un quotidien tumultueux avec son père, plus passionnel et inspirant. La relation d’Eva et Martín est très controversée, c'est un partage de passion et d’amour qui permet à Eva de se sentir vivante, de découvrir de nouvelles manières de voir les choses mais dont l’instabilité et la violence la mettent clairement en danger. Martín se laisse porter au gré de ses pulsions. Chez lui, l'indépendance et le moment présent prennent souvent le dessus. On comprend vite qu’il glisse toujours entre les mailles du filet de l’attachement et des responsabilités, même vis-à-vis de sa propre fille. S'évanouissant dans l'effervescence de San Jose. Martín est une présence libre et libératrice qui, malgré sa bienveillance, reste soumis à des pulsions de violence incontrôlable, qui stupéfient par leur soudaineté et leur intensité.
Eva, comme tout adolescent, se sépare des sentiers de la sécurité pour rejoindre ceux de la fougue, de la fuite vers l’avant. En côtoyant Martín, elle tente de se faire une place dans sa vie. Une prise de parti perçue comme un défi par sa mère qui tient alors le mauvais rôle malgré toute sa bonne volonté. On sent aussi que Eva cherche à « être la fille de son père », à passer du temps avec lui, à le sentir proche : il est pour elle son refuge et son gage de liberté. La vie de bohème et la présence irrégulière de Martín vont permettre à Eva de découvrir l'alcool, la cigarette et le sexe. Un bon point pour la réalisatrice qui, au moment d'aborder la sexualité, ne tombe pas dans le cliché de la fascination ou du voyeurisme. La narration intègre ces moments de découverte comme des indices du développement d’Eva, en restant cohérente avec sa manière très particulière et désintéressée de vivre ses relations. Néanmoins, le film n’émet pas de jugement sur les décisions prises et laisse les joies et les bonheurs des personnages conquérir le cœur des spectateurs en contrebalançant les côtés plus négatifs des différents protagonistes.
Reinaldo Amien Gutiérrez
interprète quant à lui Martín dans une performance déstabilisante. Tantôt rêveur et doucereux, on le retrouve également fébrile, névrosé, plein d’angoisses et de psychoses. Martín est présent : il fait la fête, partage des moments forts avec sa fille, lui transmet sa philosophie de vie. Mais, il est conquis par un démon intérieur qui le ronge et qui, tapi dans l’ombre d’émotions trop fortes, déborde d’une puissance violente et effrayante. Son obsession pour la douleur et les sensations du corps donne à ce personnage un air romantique et torturé qu’on comprend vite attirant pour Eva.
Le rêve et la poésie sont des sujets qui reviennent beaucoup dans ce film. La mère d’Eva se propose pour interpréter les rêves de ses filles, leur expliquant la signification et la symbolique de ceux-ci. Les interprétations sont toujours ambivalentes ce qui amène le spectateur à choisir d’y déceler ou non des signes annonciateurs pour la suite du film. Ces moments permettent à Anca (la mère d’Eva) d’avoir un temps pour s’illustrer dans une attitude plus “maternelle” et intime avec ses filles.
On constate que la réalisatrice à tenu à ce que l’écriture, la poésie et le rêve soit mis en scène pour que les lignes écrites par les personnages soient intemporelles et qu'elles remplacent un narrateur interne. Ce procédé met tout particulièrement en valeur le contenu du poème de Mart í n, et orne avec intensité la relation père-fille que le spectateur observe depuis le début du film. C’est d’ailleurs aussi de ce poème révélateur qu’est tiré le titre du film Tengo sueños eléctricos (j’ai des rêves électriques).
Anca (la mère d’Eva) et Mart
í
n sont à l’opposé l’un de l’autre dans leur vision parentale, l’un volatile et l’autre sécuritaire. Cette ambivalence permet d'aborder le sujet de la position du parent dans l’adolescence, les deux aspects exposant leurs limites et leurs enjeux. On comprend au fur et à mesure du film les philosophies contraires mais complémentaires des deux parents. La mère qui cherche à avertir sa fille de la dangerosité de son ex-mari en étant rationnelle, s'inquiète pour le futur de sa fille tandis que le père cherche à lui apporter une vision de la vie plus épicurienne et romantique. Il lui transmet cependant une sagesse particulièrement radicale de la perception de la vie à travers les douleurs, comme si les souffrances étaient le véhicule nécessaire à la conscientisation de la chair, de l’existence. Une manière de profiter de la vie pleinement. On peut y déceler un symbolisme de la violence de l'âge adulte et donc une prévention pour Eva de comprendre comment aborder sa futur vie d'adulte, malgré les difficultés. La violence qui traverse Martín n’a pas d’origine connue : elle vagabonde dans ses veines, de ses mains à son cœur, à un rythme imprévisible. Martín écrit, la plume le canalise. Elle lui donne une voix :
Il faut parfois plusieurs vies pour le comprendre, la rage qui nous traverse ne nous appartient pas
On s’aime aux cris, parfois aux coups
Tengo sueños eléctricos est un premier long métrage impressionnant par sa recherche des personnages et par le réalisme du jeu d’acteurs qui en découle. À cela s’ajoute le rapport entre les distances et les proximités, induit par le positionnement de la caméra qui suit habillement les intéractions des personnages, pour délivrer un témoignage touchant de la difficulté du passage de l’enfance à l'âge adulte et des relations parentales. Tengo sueños eléctricos déploie un éventail coloré d'aspects cinématographiques allant de la biographie au drame jusqu'au symbolisme avec une légèreté et une fraîcheur profonde tout en traitant avec justesse les phases malsaines mais nécessaires de l’adolescence.