The King Is My Neighbour de Eri Vanluchene & Mirre Nimmegeers
Labyrinthe visuel
Dé/nicher #6
Karoo a eu le privilège de s’entretenir avec Mirre Nimmegeers et Eri Vanluchene, les deux artistes derrière la philosophique série photographique The King Is My Neighbour. Au cours de cette rencontre, ils nous ont transporté dans un univers kafkaïen qui se joue des frontières du réel et de l’imaginaire. Un inextricable monde visuel habité de pouvoir, de matière et d’énigmes.
Eri Vanluchene (1997) et Mirre Nimmegeers (1995) sont deux photographes belges diplômés de la LUCA School of Arts de Bruxelles. Ils se sont croisés pendant leurs études et se sont retrouvés autour d’une esthétique et d’intérêts communs. De cette entente artistique est né leur projet de master : The King Is My Neighbour. Ils vivent aujourd’hui à Ostende, où ils continuent de « s’occuper », car, comme ils l’expliquent, « l’art ne veut rien dire. Ce qui compte, c’est de rester actif ».
Leur série photographique, The King Is My Neighbour, est une recherche visuelle sur le concept de pouvoir. À travers des associations d’images suggestives et symboliques, Eri Vanluchene et Mirre Nimmegeers ont cherché à matérialiser l’invisible, à capturer un concept, à dessiner les contours d’une idée. L’envie d’explorer le pouvoir leur est venue de la lecture d’un livre, Le Château (1926) de Franz Kafka.
« Ce roman se lit comme un rêve. Le personnage principal essaie d’arriver à un certain endroit, et au début, tout semble se dérouler sans accroc. Cependant, au fil du temps, il se heurte à des obstacles, à des murs, de plus en plus nombreux, et finalement il ne parvient jamais à atteindre son but. Cette histoire représente la quête vers le pouvoir de l’État, vers un centre du pouvoir qui ne peut pas être atteint, encore moins compris. »
À la manière du protagoniste de Kafka, Eri et Mirre se sont heurtés à la carapace du pouvoir, à sa résistance matérielle et ontologique. En photographiant des colonnes, des remparts, des murailles, des cadenas, des escaliers, ils rendent compte de l’inaccessibilité d’un pouvoir absolu. Un pouvoir d’autant plus omniprésent qu’il imprime la matière, sans distinguer les corps des objets. À cet égard, le titre du projet est un indice...
« De manière littérale, on peut le lire comme un titre de conte de fées, car nous parlons de royautés, de châteaux, et l’atmosphère de la série renvoie également à cet imaginaire. Mais il suggère aussi que la structure monarchique est peut-être dépassée, que la structure du pouvoir est plus répandue. Cela renvoie à l’idée d’être toujours observé par notre voisin. »
Michel Foucault a été une deuxième source d’inspiration, en orientant l’objectif de Eri et Mirre moins vers le matériau que vers l’individu et l’impalpable. « Le pouvoir s’est déplacé, comme le souligne Foucault, d’une réalité visible et tangible à quelque chose d’ambigu et de latent. Les structures de pouvoir se sont entrelacées, imbriquées de toutes sortes de façons tout au long de l’histoire au sein du système. “Ce qui fut jadis forteresse visible de l’ordre est devenu maintenant château de notre conscience.”1 »
L’espace, les corps, la matière, l’inconscient, le social sont donc saturés de pouvoir, indistinctement. Mais le pouvoir obéit à la loi kafkaïenne et reste impénétrable.
« Avec l’ensemble des images, avec les sensations qu’elles dégagent, nous voulions créer un labyrinthe visuel. Ce qui rappelle le personnage de Kafka qui se heurte littéralement à des murs. Par notre manière de cadrer les objets, nous voulions montrer une présence ou une essence d’impénétrabilité. Par exemple, représenter des murs ou des genoux, évoque l’idée que vous ne pouvez pas pénétrer dans l’image. Les plans sont très recadrés, encadrés. Tout est toujours en premier plan, rien n’est vraiment accessible. »
En s’attaquant à l’insaisissable, Eri Vanluchene et Mirre Nimmegeers savaient que leurs réponses demeureraient insuffisantes et inadéquates. Leurs photographies restent en suspens. Elles explorent, elles invitent, elles suggèrent, sans jamais juger ou catégoriser l’objet de leur recherche. Le pouvoir n’est ni bon, ni mauvais, il est simplement là, partout, toujours.
« La série suscite la curiosité du spectateur, l’invite à rechercher des connexions et des réponses. Nous n’avons pas l’intention de faire un projet de type essai ou une critique politique. Les photos sont le langage de notre imagination, elles sont ouvertes, mystérieuses et non figées dans le temps. Nous voulions créer une histoire visuelle. Un labyrinthe visuel dans lequel le spectateur peut se perdre. »
Par certains aspects, The King Is My Neighbour donne de la substance au pouvoir, rend compte du réel. Plusieurs photographies affichent des symboles historiques faisant clairement référence à d’anciennes civilisations, un héritage sur lequel le pouvoir actuel s’appuie pour asseoir sa légitimité. Néanmoins, prise dans son ensemble, la série s’éloigne davantage de la réalité. La chair est au service du concept, et non l’inverse.
Certaines photographies sont des mises en scène, telles que le portrait d’Eri, la nature morte réalisée en studio ou encore la représentation de l’empilement de briques. Le cadrage est également très travaillé, certains aspects du réel sont délibérément mis de côté pour servir le propos. Et cette sélection se poursuit jusque dans le choix des couleurs.
« Nous travaillons la plupart du temps en noir et blanc. C’est un choix artistique, mais également symbolique, parce que cela donne une impression d’intemporalité. Aussi, cela réduit les photographies à une certaine idée ou forme, plutôt qu’à la réalité. L’image en rouge montre une nature morte, mais est très construite et artificielle : elle a été réalisée en studio. Elle symbolise la force, le pouvoir, la colère, mais aussi l’idée de désir ou de passion. Nous exagérons l’image avec la couleur rouge. »
Ainsi, le travail de Eri et Mirre oscille entre le réel et la fiction, entre la vérité et la mise en scène. Et c’est d’ailleurs une ambivalence qui est au cœur de leur philosophie photographique.
« Nous nous intéressons aux qualités narratives de la photographie, à la manière dont la narration apparait à travers une série de photos, et aux questions ambiguës qu’elle soulève quant à la relation entre la fiction et la non-fiction, entre le réel et le construit. Nous aimons expérimenter de manière ludique et conceptuelle les limites du médium photographique. Nous recherchons des situations qui sont souvent négligées, qui passent inaperçues, et qui, en les photographiant, deviennent autre chose, acquièrent une certaine valeur. Quelque chose qui, à première vue, semble très banal, devient porteur de sens. Nous, en tant que photographes, devons exploiter ce mécanisme. »
En surfant entre la métaphysique et l’esthétique, Eri Vanluchene et Mirre Nimmegeers figurent un univers énigmatique habité de pouvoir dans lequel circule le spectateur à la recherche de réponses. Leur recherche visuelle invite à poser, à la manière du photographe, un regard inquisiteur sur l’espace qui nous entoure. À nous, visiteurs de ce monde, de chercher l’issue, de dénicher la faille de notre environnement labyrinthique pour, peut-être, lui donner un sens et pleinement l’habiter.
Retrouvez ici des photographies de The King Is My Neighbour !
À ne pas manquer : du 13 juin au 4 août, des images de la série VAN-TOT de Mirre Nimmegeers sont à découvrir dans l'exposition voyage voyage à la galerie The Platform à Anvers.