critique &
création culturelle

The Room Next Door

Introspection nostalgique

Pour The Room Next Door, son 23e long métrage, Pedro Almodóvar s'approprie très personnellement le roman de Sigrid Nunez, What Are You Going Through. Il en résulte une réflexion sur la vie, la mort et la vieillesse. Autant de sujets qui le traversent et qu’il traite avec subtilité et pertinence.

Ce qui est passionnant avec un auteur, c’est que son œuvre évolue en même temps que lui. Pedro Almodóvar en est une parfaite illustration. Dans la première partie de sa carrière, il se veut l’écho d’une jeunesse qui, après des années de franquisme, laisse sortir l’énergie contenue. Il s’inscrit dans le mouvement de la Movida, période artistique espagnole aux accents punk, qui est une réponse directe à la censure récemment levée. Il y a quelque chose de profondément libre et subversif dans ses premiers films, qui traitent frontalement de sujets comme le lesbianisme et la libération sexuelle féminine. Et ce dès son premier long-métrage Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier, subversif aussi dans la forme, volontairement désordonnée, imprévisible. Il n’y a pas de doute : ses films sont ceux d’un jeune cinéaste libertaire, dans la trentaine, profondément imprégné d’un esprit fondamentalement punk ou, au moins, contestataire.

Puis le temps passe... Tout en gardant ces mêmes thématiques qui l’obsèdent — le désir, la mort, et ce qu’ils ont en commun —, son style évolue, se précise, se bonifie. Plus que de simples objets témoins coincés dans une époque et un contexte particulier, ses films deviennent des œuvres de cinéma intemporelles. Approchant la cinquantaine, Almodóvar n’est plus très jeune mais pas encore vieux. Il a désormais l’expérience et le recul nécessaires pour donner une autre dimension à son cinéma. Son esprit libre ne s’est pas éteint pour autant : il s’est affiné, ne se traduit plus en pulsion et provocation mais davantage subtilement tout en restant vivace. De cette période naissent ses plus beaux films : Volver, Tout sur ma mère, La Mauvaise Éducation.

Volver (2006)

Puis vient le recul de l’âge. Quand il y a plus de vie derrière soi que devant, chacun se retourne pour faire le point. Almodóvar approche de ses 70 ans. Avec Douleur et Gloire (2019), il amorce une introspection. Ce film semi-autobiographique, où son alter ego est logiquement interprété par Antonio Banderas (son acteur fétiche) , revient sur son enfance, son rapport à sa mère, la naissance du désir, tout en chroniquant sa vie actuelle de cinéaste désabusé et dépressif.

Dans Madres Paralelas et les deux courts-métrages qui suivent, La Voix Humaine et Strange Way of Life, Almodóvar privilégie une certaine économie de décors et de personnages (Tilda Swinton est la seule comédienne présente dans La Voix Humaine). Mais ce que ces films perdent en vigueur, ils le gagnent en réflexion. Cela peut s’interpréter comme un révélateur de l’âge du cinéaste qui avec les années est forcément moins mobile mais certainement plus cérébral. The Room Next Door se situe dans la continuité de ses précédents longs métrages : quelques décors principaux, souvent intérieurs, et un casting qui se compte sur les doigts d’une main, porté par un duo parfait de comédiennes, Julianne Moore et Tilda Swinton, comme une évidence chez Almodóvar. Les thématiques obsessionnelles du cinéaste sont toujours là, mais elles se teintent désormais de son âge : le désir se conjugue au passé, et la mort à un futur de plus en plus proche. Ces deux éléments ont toujours été présents dans le cinéma du maître, mais ils prennent nécessairement une autre dimension aujourd’hui.

Ainsi, Douleur et Gloire et Madres Paralelas traitent en partie du rapport de l’enfant à la mère. Tandis que le même Douleur et Gloire et The Room Next Door abordent la vieillesse et la mort. Les derniers films d’Almodóvar prennent des allures de bilan, témoignant d’une volonté de cartographier la vie, de questionner l’enfance et la nostalgie qui l’accompagne, puis la vieillesse, et tout ce qui se passe entre les deux.

The Room Next Door

Dans The Room Next Door le cinéaste raconte l’histoire de Martha (Tilda Swinton) atteinte d’un cancer qu’elle sait incurable. En réaction, elle décide de mettre elle-même fin à ses jours. Dans ses derniers moments, elle demande à son amie Ingrid (Julianne Moore) de l’accompagner. Les deux femmes partent dans une villa reculée louée pour l’occasion, comme pour des vacances, à la différence près qu’une seule des deux reviendra vivante.

Il paraît évident que le cinéaste espagnol s’incarne dans ses deux héroïnes : d’abord Martha, qui entretient un rapport à la mort fait de courage et de dignité, acceptant l’idée de devenir un souvenir positif pour ses proches. Mais il se voit aussi sans doute en Ingrid, bien plus anxieuse face à la mort — peut-être pas tant la sienne que celle des autres, car vieillir, c’est aussi voir les autres prendre de l'âge et parfois partir avant soi.

Le rapport à la mort, oui, mais aussi et surtout à la vie. Le film est parsemé de l’évocation de divers souvenirs des deux protagonistes, surtout ceux de Martha, qui, se sachant mourante, se rappelle ses exploits autant que ses manquements. Tout cela est évoqué comme des figures du passé, y compris par Ingrid, qui n’est pas mourante mais vieillissante. Pourtant, les deux héroïnes semblent en paix : envers l’idée de mort pour l’une et envers la vieillesse pour l’autre. Leur passé prend la forme de souvenirs parfois bons, parfois mauvais, mais acceptés tels quels.

Dans le cas d’Ingrid, le personnage a sans doute encore de belles années devant elle. Écrivaine à succès, elle fait aussi écho à un Almodóvar vieillissant mais toujours actif, dont le succès ne se dément pas (en témoigne le Lion d’or à la Mostra de Venise), et peut-être encore pour quelques années supplémentaires.

Damian (ancien amant des deux protagonistes, aujourd’hui ami d’Ingrid, interprété par John Turturro) est un conférencier autrefois populaire et qui est aujourd’hui réduit à faire la tournée des petites villes. Il est désabusé par le monde moderne et son évolution. Il regrette aussi sa jeunesse passée et sa vie sexuelle d’antan. Il peut représenter une autre facette du cinéaste, davantage gagnée par l’aigreur de la vieillesse et par la nostalgie de ses succès antérieurs. Une facette déjà présente dans le premier quart de Douleur et Gloire. Tous ces personnages réunis pourraient former un être à part entière accompagner de toutes les contradictions de l’humain.

The Room Next Door

Le cinéaste a la subtilité de ne jamais forcer les pleurs du spectateur à coups de violons. Il lui laisse plutôt le choix d’être ému ou non. Tout le film est traversé d’un air d’évidence, sans mélancolie ni joie excessive : la mort est mise à nu pour ce qu’elle est, un événement douloureux mais omniprésent et inévitable. Le récit est, comme souvent chez le cinéaste, rempli d’humour. On pense notamment à la partie où les deux femmes, arrivées à la villa, doivent retourner en plein New York à plus d’une heure de route, car Martha a oublié sa pilule de cyanure.

Ce traitement subtil de la mort est rare dans le cinéma américain. (Le film est espagnol, mais la présence des deux comédiennes principales et le fait qu’il soit tourné en anglais lui ouvrent un public au États-Unis). Le sujet est ici d’autant plus délicat puisque il est question de suicide. Bien que légalisé en Espagne et dans le New Jersey, le suicide assisté et l’euthanasie restent des sujets controversés (la contradiction est ici figurée par le personnage du policier). Almodóvar choisit de représenter Martha comme une femme en pleine possession de ses moyens, qui décide en conscience de s’ôter la vie afin d’avoir la mainmise sur sa mort, qu’elle sait de toute façon imminente. Elle perçoit cette fin de vie non sans peur ni regret, mais elle souhaite l’affronter sans détour. Cela rend son personnage extrêmement attachant.

Almodóvar est de ceux qui choisissent de se renouveler constamment, d’expérimenter sans cesse tout en chroniquant son propre vieillissement. En cela on peut le rapprocher d'auteurs comme Clint Eastwood qui dans Gran Torino, La Mule ou Cry Macho fait aussi état de l’évolution de son statut. On pourrait aussi citer Federico Fellini dans ses œuvres tardives Ginger et Fred, Intervista ou La volce della luna. Pedro Almodóvar aura sa place au sein de leur panthéon. En attendant, profitons, pour le plus longtemps possible, de ce qu’il lui reste à offrir au monde du cinéma.

The Room Next Door 

Réalisé par Pedro Almodóvar
Avec Julianne Moore, Tilda Swinton, John Turturro
Espagne, 2024
110 minutes

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