critique &
création culturelle

The Zone of Interest de Jonathan Glazer

Déréalité et anomalie

Nouveau chef-d’œuvre de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt s’impose comme un film majeur de notre temps, tant par la radicalité de sa mise en scène que par la profonde intelligence de son propos. Expérience cinématographique totale, le long métrage interroge par son traitement du son et du hors-champ la représentabilité même de la Shoah.

Mise en garde : Ceci est une critique, pas une présentation du film. L’article contient des éléments de spoil qu’il est mieux de découvrir en salle (dans le cinéma indépendant le plus proche de chez vous évidemment). Je vous conseille vivement d’aller le voir, ne le manquez pas. Les spoilers sont ici identifiés et indiqués et peuvent être évités si vous n’avez pas (encore) vu le film.

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« Tu ne représenteras pas la Shoah. » Tel fut l’interdit lancé aux cinéastes par Claude Lanzmann. Le réalisateur de Shoah, documentaire de près de 10 heures de témoignages, sans aucune image d’archive, récuse avec autorité l’esthétisation de la violence et le pathos des films de survivants (Spielberg et Benigni sont évidemment visés). Cette limite a été prétexte, comme avec Le Fils de Saul (László Nemes, 2015), à des dispositifs symboliques pour contourner l’irreprésentabilité des centres d’exterminations. La Zone d’Intérêt radicalise cette démarche, en se mouvant avec subtilité sur le rebord de l’obscène, sans jamais y tomber.

On ne verra rien des camps. La maison de la famille Höss, dont on suit tout au long du film le quotidien d’une banalité navrante, de jardinage en anniversaires, de baignades en goûters, est un paradis sans faille, supervisé par la mère, Hedwig (Sandra Hüller). Tout semble normal, à un détail près : la demeure jouxte le camp d’Auschwitz, dirigé par le père, Rudolf Höss (Christian Friedel). Derrière le mur du fond du jardin, les tours, la fumée, les cris, les coups de feu, les aboiements des chiens. Le dispositif est simple et radical : la caméra montre Hedwig qui présente les fleurs à son bébé, le hors-champ fait entendre la terreur et la mort industrielle. Le père et les aînés vont se baigner à la rivière, avant d’en être chassés par une marée grise de cendres. Un fils joue avec des billes, l’autre avec des dents trouvées. Et toujours, sans relâche, dans la distance, de l’autre côté du mur, le bruit du camp.

Le film s’inspire de loin du roman éponyme de Martin Amis, dont il reprend le titre et le cadre, mais pas grand chose de plus. Si le lieu, les personnages et les événements relatés sont tous évidemment réels, le film s’éloigne d’une dépiction strictement naturaliste pour adopter un langage formel avant-gardiste. Souvent agressif, parfois provocateur, toujours dérangeant, le long-métrage ne se donne jamais comme entier, jamais il ne nous donne le repos d’un plan pur, il y a toujours dans l’image quelque chose qui manque, là, quelque chose qui ne va pas. Le jardin édénique de la maison des Höss est filmé comme ces espaces liminaux, ces espaces qui clochent, où quelque chose sonne creux.

Mais les expérimentations de Glazer avec la forme ne sont jamais vaines, ne perdent jamais de vue le fond. Si l’horreur est reléguée aux dehors du long-métrage, la manière de filmer ce qui est montré y participe. Le travail photographique de Łukasz Żal, le chaud-froid étouffant des scènes extérieures, l’exubérance déplacée de l’éclat des fleurs sur les murs gris, la colorimétrie toujours sur-saturée, qui un instant ne deviendra plus qu’un monochrome, rouge, total et obsédant, servent le récit en rappelant que ce qui est montré n’est pas tout à fait le réel. Qu’il y a quelque chose de plus réel qui n’est pas montré. Aux maigres esprits qui accusent le film de cacher la Shoah, et donc de la nier, il faut rappeler la différence entre irréel et déréel. Est irréel ce qui n’est pas ; est déréel l’inverse de ce qui est. Est déréelle la vie quotidienne dans un centre de mise à mort, par exemple. Et les deux seules scènes où un personnage semble se réconcilier avec le réel, sont tournées de nuit, en négatif, de manière onirique et éthérée.

Ce sentiment que ce qui est montré n’est pas tout ce qui est, que le plus important nous est caché, est évidemment et avant tout exploité par le travail du son de Johnnie Burn et la musique de Mica Levi. Plus loin encore que la déréalité des plans, l’horreur de ce qui nous est donné d’entendre tout au long du film révèle la profonde anomalie de ce qui se déploie sous nos yeux. Il y a en fait deux films. Celui que l’on voit, et celui que l’on entend. Celui qui nous est montré, et celui que l’on devine. La basse continue des cris et des coups de feu dans le lointain monopolise toute notre attention, et nourrit notre incompréhension envers cette famille qui n’entend plus. La musique poursuit le travail de réalisation, en s’éloignant au possible du pathos et des mélodies violonées pour modeler les clameurs de chœurs d’hommes, dont on ne sait pas très bien s’ils chantent ou s’ils hurlent. La musique reste rare, s’éclipsant souvent au profit des sons outre-mur, mais quand elle s’impose, ses vagues déferlantes éveillent en chacun des relents de terreur et pétrifient la salle. Le mot est trop utilisé, sans doute, mais il faut le redire : The Zone of Interest est un film glaçant.

L’installation de Glazer scrute les acteurs pour mieux déceler l’anormal dans le banal, le malsain dans le pittoresque. Le film a été tourné dans les lieux même de l’horreur, dans une maison identique à celle des Höss reconstruite à 100 mètres du camp, truffée d’une dizaine de caméras dissimulées et de centaines de micros cachés. Les acteurs sont lâchés dans cet espace clos, sans techniciens, dans ce dispositif qui ressemble à ceux des émissions de télé-réalité, et qui très justement appuie cette impression déréelle d’anomalie. Sandra Hüller et Christian Friedel servent à la perfection la partition de Glazer. Ils ne sont ni magnifiques, ni flamboyants, ni tout ce qu’on pourrait dire ; ils incarnent la plus plate réalité de personnages médiocres. Et cela demande un incroyable travail d’acteur. C’est une anti-performance, un non-jeu, qui fonctionne parfaitement, qui est d’une justesse monstre, et qui entretient une fois de plus le malaise permanent que nous inspirent ces personnages. Personnages qui, au fond — et c’est ce qui crée tout le malaise —, ne sont pas anormaux.

Beaucoup, quand ils en arrivent à parler des nazis, les refoulent promptement hors du genre humain, pour mieux les qualifier de monstres, de sociopathes ou de tyrans. Cela se comprend. C’est hygiénique. C’est plus convenable. On peut à la limite concevoir que certains pouvaient encore peut-être être humains, mais alors qu’ils étaient complètement aveuglés par la folie totalitaire et la déraison nationale-socialiste. On peut aussi répliquer qu’Hitler est responsable de tout. Et encore une fois, cela s’entend. Mais il faudra à un moment accepter que l’Allemagne de 1940 n’était pas peuplée de 70 millions de sociopathes, que les nazis étaient des Européens du siècle passé, qu’ils vivaient des vies fort similaires aux nôtres, et qu’il est bien trop facile de les écarter de nous comme des « monstres » ou des « sauvages ». Il faudra à un moment accepter que ce sont des hommes et des femmes comme vous et moi qui ont commis ces atrocités sans nom, et que leurs crimes doivent nous faire horreur d’autant plus qu’ils étaient humains. Hedwig Höss est une femme ordinaire, qui avant tout cherche le confort, qui veut éduquer correctement ses enfants, une femme qui a bénéficié d’une impressionante ascension sociale et qui veut à tout prix la maintenir. Rudolf Höss, au fond, n’est pas moins médiocre. C’est un cadre, un petit Obersturmbannführer (lieutenant-colonel), ce qui n’est finalement pas grand chose. Ce n’est pas un génie du mal, c’est un homme qui veut faire bien son métier. Et son métier, c’est d’abattre le plus de gens avec le moins de moyens possible. Son métier, c’est de gérer das Interessengebiet, la zone d’intérêt, qui est le nom que les nazis donnaient au périmètre qui entourait le camp.

Le propos de Glazer est ainsi à la pointe de la recherche en histoire et en sciences sociales sur le phénomène génocidaire, et tout particulièrement nazi. Dépassant les cadres d’analyse qui opposent une élite abominable et une masse aveuglée, dépassant même un peu l’antienne de la « banalité du mal » arendtienne, la recherche s’attache depuis quelque temps à comprendre les cadres moyens du régime nazi, comme Höss, à percer leurs représentations mentales, à déceler ce qui à permis à ces gens qui n’étaient pas fous de considérer la mort industrielle comme leur métier. Interrogé sur le film, Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et éminent spécialiste de l’Allemagne nazie, explique que

« pour les nazis, l’enjeu est d’être sachlich. C’est un mot difficile à traduire, qui désigne le fait d’être objectif, professionnel, froid et réifiant, c’est-à-dire de transformer les gens en choses. [...] Le film est assez intelligent parce qu’il montre qu’on n’a même pas besoin de [s’appuyer sur l’idéologie antisémite]. On sait que c’est en toile de fond, mais l’idéologie raciste n’est que la conséquence de ce regard sachlich sur le monde. Dans le système nazi, vous n’êtes qu’une chose, performante ou non. L’utilité est un critère ontologique fondamental qui dicte si vous avez le droit de vivre. »

C’est avec ce regard technique, industriel, zélé et sachlich, que Rudolf Höss examine les plans des fours crématoires avec ses ingénieurs. C’est avec ce regard égoïste, réifiant et consumériste que Hedwig s’observe dans le miroir, essayant un nouveau manteau de vison qui vient du camp. C’est aussi, avant tout, avec ce regard qu’on s’habitue à tout, qu’on ne voit plus rien. [SPOILER : Dans une scène magistrale vers la fin du film, le récit s’interrompt abruptement au profit de plusieurs minutes de plans fixes, documentaires, où des femmes de ménage polonaises s’affairent à nettoyer le musée d’Auschwitz avant l’ouverture. Nous les observons lavant les vitrines derrière lesquelles s’entassent des chaussons et des habits rayés, en lambeaux, astiquant les plaquettes de métal commémorant les victimes du camp, aspirant le sol d’une chambre à gaz. Elles s’affairent, elles travaillent, elles font leur métier. Que l’on s’imagine un jour, pénétrant à Auschwitz. L’émotion doit être si grande qu’elle doit submerger chacun. Qu’on s’imagine y retourner. Le souvenir encore doit être trop brûlant. Qu’on s’imagine y retourner cinq, dix, cent fois. Qu’on s’imagine y retourner chaque jour pour y passer l’aspirateur. Il doit y avoir un moment où l’émotion s’estompe. Il doit y avoir un moment où l’on cesse de voir la chambre à gaz et les chaussons des morts pour ne plus voir que la poussière du sol et les traces sur les vitrines. Et qui pourrait blâmer ? N’est-il pas normal de vouloir à un moment donné se mettre à l'abri de tout ce poids, de toute cette souffrance ?

Par l’innocence du travail de ces femmes, ce travail apparent du soin, pénible mais important, qui semble tant à l’extrême opposé de celui de génocidaire, Glazer cerne pourtant avec la plus grande justesse ce qui constitue l’acte du meurtre en masse. C’est qu’il est un travail, une routine, qui nécessairement réifie les personnes qu’il abat pour se mettre à l'abri. Le génocidaire, quand il tue, ne pense pas à la vie qu’il achève, mais à faire les choses vite et sans trop se salir. L’explication encore une fois n’est pas à aller chercher dans une pathologisation psychologique des acteurs, mais à la structure du travail, à son organisation et sa division rationalisée à outrance. Chapoutot explique que

« les premières tueries de masse commises par les nazis, ce sont les Einsatzgruppen de la SS et de la police allemande, qui ratissaient les villages derrière les opérations militaires du front de l’Est, faisaient monter les gens dans un camion, les éloignaient de quelques kilomètres et abattaient tout le monde. Cela se poursuivra jusqu’à la fin de la guerre, mais il y a un risque d’ensauvagement et de traumatisme pour ces soldats. Pour les épargner, en Europe occidentale, on décide de mettre en place des procédés industriels. On morcelle les tâches : un homme ouvre le clapet sur le toit de la chambre à gaz, un autre verse les granulés de Zyklon B, un dernier referme le clapet. C’est la dilution de la responsabilité, personne n’a la sensation de tuer dans cette histoire et tout le monde se sent bien. »

Par le parallèle sidérant qu’il crée avec le travail des femmes de ménages, le film nous confronte également brutalement à notre réalité. Devant l’accoutumance de ces femmes à l’horreur, la question nous est sobrement posée. À quoi aujourd’hui s’est-on accoutumé ? Que ne voit-on plus ? Devant quoi ferme-t-on les yeux ? Où se dressent les murs de nos jardins ? Qui se trouve derrière ?]

Glazer l’a dit et répété : son film parle du présent. Le film explore le double mouvement du malaise, de la normalité à l’anomalie, du monstrueux au coutumier, sans jamais s’y complaire, en naviguant toujours dignement pour créer en chacun le sursaut du réveil. Ça n’est pas un film dont on sort en larmes, submergé de bons sentiments. Ça n’est pas un film qui donne à réfléchir posément, dans le vague. C’est un film dont on sort sonné, hagard, la boule au ventre, c’est un film qui atteint dans la chair, un film implacable, un film qui hante et qui donne envie, avant tout, de rester assez fort pour voir, et affronter la réalité dissimulée derrière les murs.

The Zone of Interest


de Jonathan Glazer
Avec Sandra Hüller, Christian Friedel
États-Unis, Royaume-Uni, Pologne, 2024
106 minutes 

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