Un drôle de silence
Des nouvelles comme des fragments arrachés à l’oubli : avec On parlait d’amour , Benjamin Deman se révèle conteur d’un univers tellement proche qu’il en devient lointain, méconnaissable, problématique.
On sait peu de choses de la vie de Benjamin Deman. Sinon qu’il a exercé quelques temps le métier d’avocat, avant d’enseigner le droit du travail ; qu’il est père de famille ; et, aux dernières nouvelles, habite Bruxelles. Mais peut-être l’ordre de ces rôles est-il déjà à revoir ? Car ce B.D. s’avère, en fait, un écrivain – de sorte qu’on ne peut plus dire ce qui se cache derrière quoi. Car, qu’est-ce, au fond, qu’un écrivain ? Un homme qui écrit, plus ou moins laborieusement, quelque chose remettant tout en question. Je veux dire, quelqu’un qui organise ses pensées, ou ses rêveries, en autant de mots formant des phrases, s’agglutinant dans une forme de récit qui, parfois, donne un livre. Un objet qu’on peut tenir en main, ouvrir, parcourir page après page, jusqu’à éprouver à son tour le tourbillon d’idées qui agitait les jours et les nuits d’un inconnu : avant qu’il ne s’en sépare pour un temps. Il est de coutume d’affirmer qu’un écrivain est bon lorsqu’il maîtrise l’art de raconter. Ce que raconte B.D., c’est ce que nous allons voir…
C’était un matin de janvier, je fouillais dans un tiroir de la cuisine à la recherche des aspirines. Je l’ai entendue dans mon dos et quand je me suis retourné et que j’ai vu son regard, j’ai tout de suite compris. Elle est restée muette, m’a tendu une feuille : trois ou quatre lignes, où elle m’écrivait que c’était fini. (Papa, p.17)
Rouge sur fond bleu, le titre oblige : on pense à Raymond Carver. Puis on se lance dans la lecture. Ici, le drame vient du silence et y retourne. L’incapacité de se parler. De se dire les choses. Cette sorte d’incompréhension entre les êtres qui serait comme le point aveugle du langage. On voudrait bien s’expliquer, se justifier, faire sentir à l’autre… Mais non. Pas moyen. C’est toujours ce murmure un peu coupable, un peu provoquant dans lequel fondent les paroles. Comme si le sens glissait, tombait dans un trou. Que soudain il n’y avait plus personne. Les gens ont certes un prénom, une histoire, des désirs et des projets… Benjamin Deman les saisit lorsque tout cela disparaît dans un voile d’ombre.
Quel étrange phénomène que ces scènes de la vie quotidienne qui se répètent irrémédiablement sans qu’il y ait moyen de les déjouer. Pire : peu à peu, elles se confondent avec notre propre être jusqu’à devenir comme une seconde peau. On commence même à s’habituer à ces moments de flottement complet, comme de vide intérieur, dans lesquels nos pensées s’effondrent : les mots comme des murs creux. Tout cela arrive au fil de l’ordinaire, la force de Benjamin Deman est de le montrer simplement. De le rappeler, de l’affronter, partant, de nous le faire voir. Le mouvement de l’écriture épouse les lignes du monologue, passe au dialogue, aux souvenirs erratiques ou précis, puis revient dans ce présent bizarre, décalé, où l’on ne sait pas bien où se mettre. Cet inconfort quasi physique suggère comme une morale des situations. Mais tellement confuse qu’elle en devient illisible. Il faut tenir, mordre sur sa chique, se défendre. Mais de quel ennemi ? Comme quand, assis dans un fauteuil, on se tient replié, la tête dans la main, le coude sur le genou, pour supporter la migraine, la fatigue, la tristesse peut-être, ou l’angoisse.
À table, la petite se met à parler, parler, parler. Je pense que ça nous arrange. Elle doit sentir qu’il y a un truc qui cloche. (Papa, p.19)
Dans ces épisodes domestiques, le moindre indice devient signifiant. Il se passe quelque chose. Ça ne va pas. Mais quoi, mais comment ? Les plus légers tressaillements de l’air dévoilent des événements secrets que chacun guette pour lui-même. N’est-ce qu’un mirage, un fantôme qui passe ? Non, comme si un malheur était en train de s’abattre. Que faire ? Comment le prévenir ? On rumine son impuissance ; on interprète comme on peut. On s’arme de patience… Le regard prend le relais. Les choses apparaissent. Parfois, on a la présence d’esprit de respirer. Face à sa solitude. Et c’est tout. Ou plutôt : « ça et rien d’autre ». D’une nouvelle à l’autre, on navigue entre des pièces différentes qui se ressemblent sourdement. Comme si un même malaise guettait les vies qu’on y rencontre. Une sorte de stupeur vaguement ressemblante. Ce n’est pas vraiment le désespoir, ni la résignation. C’est quelque chose de plus larvé, de diffus. Comme un poison qui ronge les âmes. Après, bien sûr, il y a les joies, petites et grandes, de toutes tailles, incomparables. Les instants de magie qui sauvent le reste. Presque le bonheur parfois. Mais, à s’arrêter devant la série de photographie des menues existences qui forment la toile invisible d’ On parlait d’amour , nous vient comme un sentiment de révolte.
Moi, je voyais bien de quoi il parlait, on a tous connu ça, toi aussi sûrement, surtout quand on était enfants, des odeurs familières. L’odeur de l’école, l’odeur de tes cheveux. T’as l’air fatiguée… Mais là, franchement, j’en revenais pas. Dingue, comme ça puait. Ouais, c’était dingue… Et le mec s’était habitué, il disait. S’habituer à la merde, tu te rends compte… Quoi ?… Non, rien, je pensais que t’avais dit quelque chose. (T’as l’air fatiguée, p.33)
Voilà précisément l’art du conteur. Vous faire participer d’un univers tellement proche qu’il en devient lointain, méconnaissable, problématique. Le rythme de la narration touche à cette réserve intime d’une conscience capable de braquer sa loupe sur le détail avant de prendre du recul vers la totalité. Quinze nouvelles comme des fragments arrachés à l’oubli ; au temps qui passe. Comme au cinéma, toute image y est parcellaire. Les propos échangés par les divers protagonistes présentent cette fausse banalité qui forme la texture de certains rêves. On aimerait se réveiller, et parler d’amour. Ou bien rire franchement. Mais le monde ici se déroule à l’imparfait, et le rôle échu à Benjamin Deman, écrivain inconditionnel, est de nous le faire entendre comme il est :
« Ça et rien d’autre », il a répété. Au début, je ne voyais pas bien ce qu’il voulait dire. Il a continué : « La vie, à vingt ou trente ans, elle est un immense champ où tu peux tracer n’importe quel chemin, et même si tu fais des choix, tu sens que tout demeure possible et simple, que si tu veux, tu traces une autre piste. Eh bien, ce sentiment-là, tu le perds un jour. Moi je l’ai perdu, (…) C’est vrai qu’il était un peu bourré, et sa femme le lui a dit, d’ailleurs. Elle lui a dit : « Robert, ce que tu dis est très juste, mais comme t’es bourré, on a l’impression que c’est des conneries », et là j’ai réagi, j’ai dit que pas du tout, c’était pas du tout des conneries, même si ce qu’il racontait faisait un peu froid dans le dos. (Un petit quart d’heure,p.29)
Rendez-vous le 13 octobre au KFK Hope (Bruxelles) à 16h pour une première lecture publique en présence de l’auteur, par la comédienne Bach-Lan Lê-Bà Thi .