Dans une mise en scène de Jean-Claude Berutti, Janine Godinas redonne vie aux tourments d’une femme et à son amour inconditionnel pour un dirigeant nazi. Adapté d’un roman de Nicole Malinconi, Un grand amour offre une scène aux fantômes de la vieillesse.
Franz Stangl est un mari exemplaire et un père aimant. Issu d’une famille modeste, il entre dans la police autrichienne qui offre des perspectives d’avenir. Seulement, la guerre commence. Stangl entame alors sa carrière au sein du parti nazi et son ascension morbide le mènera à la tête des camps de Sobibord et de Treblinka. Chaque soir pourtant, il rentre chez lui, embrasse sa femme et joue avec ses enfants. Chaque soir, sa femme Theresa, se convainc un peu plus que l’homme qu’elle aime, le père si doux et attentionné de ses enfants, occupe un poste banal. Nicole Malinconi a dédié un livre à cet amour incompréhensible mais inconditionnel, il porte le même titre que la pièce qui en est l’adaptation : Un grand amour .
Janine Godinas incarne une veuve tourmentée qui passer le reste de sa vie à se trouver des excuses : Justifier, se justifier, c’est aussi survivre. La vieille dame est installée dans un fauteuil confortable dans lequel elle est pourtant aussi agitée que son esprit, aussi agitée que ses phrases : des bribes de réponses, des bribes de questions. Elle se débat, noyée dans le passé qu’elle chasse ou rattrape de ses mains qui fendent l’air en gestes désordonnés. Ce n’est pas une confession, ce n’est pas une explication, ce n’est pas un dialogue. Elle parle à la journaliste Gita Sereny − cette même Gita qui avait interrogé son mari en prison − comme on se parle à soi-même, pour se convaincre. Cette dernière n’est d’ailleurs pas visible, le seul interlocuteur sur cette scène est le miroir gigantesque qui trône sur scène : elle lui fait dos comme on n’ose pas se regarder en face.
L’histoire est sombre, la mise en scène est sobre, elle laisse tout l’espace aux spectres. Un grand fauteuil, un grand miroir, un tabouret et une commode. Du beau mobilier pour tout décor dans un salon désencombré. Les spectres de la lâcheté, ce prix à payer pour vivre paisiblement en côtoyant l’horreur. Ce n’est pas la première fois que l’amour est déraisonnable, que l’amour est complice, que l’amour est aveugle. Ce n’est pas tant l’être aimé que l’on protège de notre déni, c’est nous-mêmes : on refuse de faire le deuil de l’être que l’on était quand on ne savait rien, quand on aimait un monstre sans savoir. Quand on sait, tout change et nous aussi.
Janine Godinas est une figure familière du théâtre belge: comédienne et metteure en scène, ce professeur de l’IAD prête ses traits avec sensibilité et expérience à la femme exilée. Dans un tout autre registre, elle incarne à nouveau une femme qui sombre dans le passé. Je l’avais découverte autrefois en Madame Rosa dans La vie devant soi , c’est aujourd’hui non pas une ex-déportée mais la femme d’un nazi qu’elle interprète. C’est avec justesse qu’elle devient le miroir des tournoiements intimes d’une femme qui n’a plus la vie devant elle. Livrée pendant une heure et demie à la seule cour devant laquelle elle comparaîtra, le public pour tout jury, sa conscience pour tout juge.
Oui, elle aura bien douté, protesté contre elle-même, posé des questions et refusé de l’embrasser quelques fois cet homme mais c’est son mari. Elle va rester auprès de lui sans jamais cesser de l’aimer en fier officier, en assassin, en fugitif, en exilé, en condamné : elle l’aura aimé toute sa vie et même après. Est-ce bien ou mal, digeste ou répugnant, compréhensible ou insensé ? Ces mots ne se mêlent pas de cette histoire, elle leur échappe, elle nous échappe tous.
Ce n’est pas la première fois que Nicole Malinconi s’intéresse à celles qui ont aimé des monstres envers et contre tout. Elle avait signé Vous vous appelez Michelle Martin : une autre œuvre sur celles qui restent. Si la morale leur prend le droit d’aimer, ce si beau mot qu’on ne veut jamais rattacher à ce qui nous remplit d’effroi même si lui s’en moque, il ne leur restera que la conscience caverneuse. Elle résonne dans la petite salle des Martyrs.