critique &
création culturelle

Vertigéo d'Amaury Bündgen et Lloyd Chéry

Un transperceneige qui fait halte dans les cités obscures

Vertigéo, paru en 2024 aux éditions Casterman, d’Amaury Bündgen et de Lloyd Chéry, nous plonge dans une dystopie vertigineuse. L’humanité, condamnée à survivre dans une tour infinie suite à un cataclysme, est enchaînée à la technologie qu'elle a elle-même créée. Cette œuvre est un hommage aux classiques de la SF des années 70 et 80, notamment Transperceneige et Les Cités obscures.

Vertigéo est une adaptation de la nouvelle éponyme d’Emmanuel Delporte. Au dessin, on retrouve le talentueux Amaury Bündgen qui avait déjà frappé fort avec ses précédentes œuvres Ion Mud et Le Rite. Cette fois-ci, il se concentre sur l’illustration et laisse le soin du scénario à Lloyd Chéry, animateur du podcast C’est plus que de la SF et rédacteur en chef adjoint de Métal Hurlant, qui signe ici son premier scénario BD.

Récit de SF dystopique pur jus, Vertigéo réunit tous les ingrédients classiques du genre : une apocalypse condamne l’humanité à survivre dans une tour qui doit sans cesse s’élever, au prix de nombreux sacrifices. La société survivante est divisée en castes rigides sans aucune possibilité d’ascension sociale, et est régie par un régime autoritaire et brutal, prêt à exécuter quiconque enfreint ses règles. Un mystère plane autour de la réalité que les personnages affrontent, amenant le lecteur à questionner, à mesure que l’intrigue progresse, la véritable nature de cet univers oppressant.

Dans ce roman graphique, le personnage principal n’est autre que Vertigéo elle-même, la tour monumentale à laquelle s’accroche désespérément le reste de l’humanité pour espérer échapper à son destin funeste. La Terre est devenue inhabitable, des monstres ailés tournoient autour de la tour, et la seule chance de survie des humains réside dans la construction incessante de cette construction colossale. « Seule la poussée compte » est le crédo qui régit la vie des habitants de cet édifice d’acier. Le dessin méticuleux de Bündgen donne littéralement vie à cette tour vertigineuse et capricieuse. Ses ponts et ses ascenseurs forment autant d’artères et de veines qui maintiennent ce colosse artificiel en fonctionnement. Les êtres humains, eux, sont condamnés à s’adapter voire à subir les caprices de cet édifice qui pousse lentement. L'utilisation du noir et blanc tout au long du récit accentue la détresse et le vide. Ce choix intensifie l'atmosphère grise, où couleurs et émotions humaines semblent s'être évanouies.

Vertigéo pousse ainsi à réfléchir sur le déterminisme technologique, cette théorie qui suggère que la technologie et les infrastructures que nous créons finissent par contrôler et dicter nos vies. Ici, la tour personnifie cette emprise effrayante. Grâce aux dessins immersifs de Bündgen, cette ingénierie oppressante nous donne littéralement le vertige, symbolisant la manière dont nos propres créations peuvent finir par nous dominer et nous conduire à notre perte.

L’œuvre fonctionne également comme une métaphore sociale. Les ouvriers, relégués au bas de l’échelle sociale dans Vertigéo, en sont à la fois les piliers et les prisonniers. Ils construisent, entretiennent et vivent dans les entrailles de cette immense structure, mais sont complètement asservis à « la poussée », l’effort constant pour repousser la mort. Ici encore, les illustrations de Bündgen traduisent parfaitement l’isolement de ces êtres humains, enfermés dans des espaces vastes mais oppressants, où la grandeur des lieux contraste avec leur insignifiance.

Impossible de ne pas penser au Transperceneige de Lob et Rochette, autre œuvre dystopique marquante, où la société est cloisonnée dans des wagons, chacun réservé à une caste spécifique de survivants. Bien que le procédé scénaristique soit familier, il reste efficace. L'architecture de Vertigéo influence directement les personnages, limitant leurs mouvements et imposant un contrôle total sur leurs gestes. Cette tour, qui est censée préserver la liberté de l’humanité, se révèle une prison qui réduit les hommes à de simples rouages dans un mécanisme implacable.

L'influence assumée de la science-fiction des années 1970 et 1980 imprègne chaque page de Vertigéo, tant à travers son dessin rétrofuturiste que dans son scénario. Ce dernier puise ses inspirations non seulement dans Transperceneige, comme mentionné précédemment, mais aussi dans des œuvres emblématiques comme Soleil vert de Richard Fleischer, et les mythiques Cités obscures de Schuiten et Peeters. Les recherches graphiques de cet album semblent s’être nourries du style monumental de Schuiten. Le scénario, avec son twist final, et l’usage du noir et blanc combiné à la couleur rappellent également La Tour de Schuiten et Peeters.

En somme, Vertigéo s’inscrit pleinement dans le genre dystopique et offre une nouvelle déclinaison de ce thème. Ici, le train de Transperceneige laisse place à une tour sans fin, qui doit constamment s’élever pour permettre à l'humanité de gagner un peu de temps. Si l’histoire reste assez classique sur le fond, et rend hommage à la SF des années 70 et 80, elle est magnifiée par le trait superbe et détaillé de Bündgen, rendant ce roman graphique à la fois captivant et immersif.

Vertigéo

Dessin d'Amaury Bündgen
Écriture de Lloyd Chéry
Casterman, 2024
136 pages

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