Visite automnale à l’exposition Arié Mandelbaum
Il y a des visites au musée qui se font comme des réunions de famille. Mais une famille disloquée, en miettes, recomposée, élargie. Une famille qui serait le fruit d’amitiés, d’alliances, de retrouvailles... C’est un peu dans cet esprit que j’ai rendu visite à l’œuvre d’Arié Mandelbaum dont la rétrospective que lui consacre le Musée Juif de Bruxelles rassemble des peintures réalisées entre 1957 et 2022.
Le calme ; le vide ; le silence.
Le blanc, le dépouillement.
Les corps obstinément esquissés.
Comme des ombres.
Mais aussi des figures plus pleines, qui appellent et obligent à s’arrêter, à revenir, à s’éloigner et se rapprocher.
Une mère qui regarde au loin.
Une famille sur une barque…
Et puis ces figures à peine suggérées.
Peut-être des âmes, ou des fantômes ?
Des présences humaines qui se détachent sur un fond d’absence.
Ou encore cet oiseau, un rapace, enfermé par les barreaux d’une cage.
Et derrière, c’est du temps qui passe.
Comme une matière vivante qui respire…
De la mémoire au travail qui cherche à se rappeler sa propre substance, évanescente et viscérale à la fois.
Du souvenir à l’œuvre comme le flux et le reflux de la marée.
Comme la tentative, sans cesse recommencée, de se tailler un chemin dans le non-sens, dans l’indifférence du monde à notre égard.
Et puis, des éclats de lumière, des couleurs, des signes, des couches et des éclaboussures.
De rouge ; de bleu ; de vert ; de jaune.
Comme des températures, des textures, ou des états physiques, parfois sombres et inquiétants ; d’autres fois glacés à donner la chaire de poule ; ou encore, un fond orageux qui soulève les éléments ; enfin, d’une chaleur qui laisse présager le retour des beaux jours.
Et ce blanc qui revient pour laver le regard, et recommencer à voir à nouveau.
Pour conjurer ou exorciser l’uniformité grise qui est l’empire de la mort, et la violence de l’histoire.
Des traces, des fragments, quelques lignes en français ou en yiddish, autant de façons de creuser l’image, d’en multiplier les lectures possibles, d’en prolonger l’énigme en dehors du cadre, d’en faire vibrer les contours et tanguer les repères.
Le geste du peintre rencontre le regard du spectateur dans cette tâche aveugle que dévoilent les formes en même temps qu’elles les recouvrent en un mouvement vertigineux vers le dedans.
Quelque chose se tient-là dans l’opacité transparente d’un visage, d’une main, d’un sexe, qui reste muet, en suspens…
Et pourtant cette chose, ce tableau, de tout son être, comme un bloc sur le point de se mettre à bouger, nous parle, se met à hurler, ou invite à l’écoute.
Les peintures découvertes au fur et à mesure de l’avancement chronologique de l’exposition dévoilent l’obstination d’Arié Mandelbaum à questionner la réalité qui l’entoure.
Autant d’entrées pour affronter un même désir d’expression, de protestation, de représentation et de remise en cause, de déchiffrement comme d’affranchissement.
Au départ d’une photo biographique ou d’un classique de l’histoire de l’art, d’un évènement politique à un autoportrait, quelque chose est arrachée au bruit du temps.
C’est Mai 68 à l’Université Libre de Bruxelles et l’Insurrection du Ghetto de Varsovie d’avril 1943 ; ce sont les scènes de tortures d’Abou Ghraib et la villa où Patrice Lumumba fut assassiné.
C’est l’évocation de la disparition de son fils, le peintre Stéphane Mandelbaum (1961-1986), à travers un mouton ensanglanté derrière lequel on devine peut-être la carrière des Grands Malades où le corps fût retrouvé ; c’est aussi la silhouette de cette enfant qui se réfugie sous une machine à coudre.
Ou cet amandier de Fontenoille émergeant à la fenêtre de l’atelier dans un jaune vif à même de ressusciter les morts.
Toujours, quelque chose de l’existence nue échappe au drame du quotidien, une luminosité intérieure.
Comme une révolte qui aurait trouvé son ancrage, qui se serait donné pour tâche de réparer, peu à peu, la blessure sans nom infligée à la vie, à toutes les vies.
Dans une photo d’Anass El Azhar Idrissi qui marque le seuil de cette rétrospective au Musée Juif de Belgique, le peintre, immobile, converse avec une fleur, et c’est toute la fragilité de l’éphémère, son poids comme sa légèreté, qui se voit accorder une manière d’éternité en un oblique face à face.
Quelque chose nous accueille dans cette tranquillité, comme une force qui élargit l’horizon de l’intime, une attention douce et puissante qui recueille le langage vacillant entre visible et invisible.
On songe presque à un apaisement, une errance devenue habitable, l’exil renouant avec un lieu où manifester son passage, un atelier désormais immuable à force de voyages…
Un basculement du passé au présent qui redonne tout son sens à la responsabilité d’être là, à la fois témoin et acteur du monde en train de se faire sous nos yeux.