c’est un bon cœur
Voici mon cœur, c’est un bon cœur , ce sont des poèmes de femmes amérindiennes mêlés à la danse et à la musique par une actrice, un danseur-chorégraphe et un musicien. Anne Alvaro, Thierry Thieû Niang et Nicolas Daussy interrogent nos mots, nos origines, le temps présent.
Quel est le temps du cœur ? Dimanche 8 avril, après une heure de métro, on fonce au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis pour l’apprendre, le soleil luit, le marché se termine. C’est tout juste, on a failli être en retard, il ne reste plus que les marches pour s’asseoir : la petite salle est pleine. Des poèmes de femmes amérindiennes récités par une non-Indienne viennent briser un silence haletant. Ou peut-être Anne est-elle indienne ? Cette voix grave avec ses accents bizarres, son visage particulier aux pommettes saillantes, aux yeux noirs et mobiles.
Peut-être n’est-ce pas une bonne question après tout ? Pourtant, cette femme-là nous prend à partie, interpellant le public comme s’il n’était qu’un seul touriste, un wasichu de plus en visite dans quelque réserve d’Amérique. Tous les clichés y passent, la voix seule se maintient. Dialogue de sourds où tremble l’histoire moderne depuis la découverte du « Nouveau Monde » à celle de la « Spiritualité » : du trip de Colomb à celui au peyotl, toujours la même fascination, la même violence, la même dépossession. Bientôt, de la musique entoure les mots, liquide, aquatique − instruments idiophones, nous apprendra plus tard Nicolas, peau, métal, des instruments qui sont en eux-mêmes la matière et le son… comme un rêve concret d’indépendance ?
Une femme se fait l’intermédiaire de voix à la limite de la disparition. Les mots sont des chevaux, des étoiles, des ombres, ou des gouttes de pluie. Elle parle d’une culture oubliée, détruite. Mais les mots sont aussi des villes, des photos, des immeubles, de l’alcool brûlant. Cheval ceci ; cheval cela. Perte de soi, où est-il donc le chemin de la rédemption ? Chocs entre deux mondes devenus inhabitables : appels à des esprits perdus, aux ancêtres, aux animaux. Danse de fantômes. Un corps se met en mouvement, lentement. Scrutateur, il guette le bon moment ; c’est une vigilance qui apparaît, disparaît, revient. Mains, bras, pieds, jambes, Thierry exécute des gestes retenus, sobres, presque ordinaires, des gestes qui esquissent plutôt qu’ils n’illustrent quoi que ce soit. Quel serait d’ailleurs l’image « authentique » à laquelle correspondre sinon ce point fuyant où toi et moi on se ressemble ?
Le trio cherche un langage à partir d’un oubli ; tente de redonner vie aux signes de ce peuple lointain. C’est une tortue ou un coyote qui sont convoqués pour dire un monde immense dont on n’a plus idée. Nanabouche, Coyote, reste cependant une entité à part. Dieu malin, mauvais génie, démon rieur et pervers, farceur et terrible, il se joue des humains, fout le bordel partout où il passe, ne laisse rien en place. À travers ces éclats dispersés, un cercle invisible se trace peu à peu : entre poèmes et gestes, quelques accessoires – rondins, draps, plaques de cuivre – servant de liens-repères entre les notes de musique, les pas de danse et les paroles composant ce rituel à l’état naissant. On est bercé, on ne sait plus qui parle, ni de quoi.
Pourquoi ces textes ? Qui sont ces gens ? Où sommes-nous tombés ? Est-ce beau, étrange, intéressant ? Qu’est-ce qui résonne en nous dans ces actes, ces paroles, ces bruits ? Il n’importe, peut-être seulement une salve de questions, ou bien la tentative de renouer avec une certaine origine refoulée. Impossible altérité, vaine sauvagerie, tout se renverse en son contraire : le sens de la terre nous comprend-il encore ? L’Histoire dévore-t-elle ses enfants rebelles ou les recycle-t-elle dans le cirque de Buffalo Bill ? Qui est le chasseur ? Le chassé ? Qu’est-ce qui résiste en eux comme soleil sanglant dans le voyage à rebours parmi les hontes et les défaites ?
Pourtant, voyez comme le cœur est fort, comme il bat encore le glas, comme le centre de la transmission palpite avec véhémence. Peut-être le monde commence ici, à la table de la cuisine, demande la femme au terme du spectacle. Le musicien et le danseur la rejoignent, ils sont côte à côte, nous font face. Herbe rouge, peuple rouge…
La fin est proche quand le grillon nous raconte tout ce qu’il sait. On dira alors simplement que quelqu’un danse, que quelqu’un parle, que quelqu’un joue de la musique. Et que révèle le grillon, demandez-vous. Mais, simplement que pour être rapide au-dehors il faut être très lent à l’intérieur. Alors on sort, on marche tranquillement vers la Basilique : il y a du monde aux terrasses des cafés et sur les marches du parvis, le vent se lève pendant que le curé célèbre la deuxième eucharistie, ô divine miséricorde ! En ce qui nous concerne, prière de nous laisser chercher nos mots, là où le regard s’ajuste au présent : au cœur du temps.