critique &
création culturelle
Aya , une enfance perdue
Entretien avec le réalisateur Simon « Coulibaly » Gillard

Racontant l’histoire d’une jeune fille vivant sur l’île de Lahou, Aya nous emmène en Côte d’Ivoire et nous fait découvrir la tragédie d’un peuple qui voit sa terre peu à peu engloutie par la mer . Le travail de Simon Coulibaly Gillard a remporté deux prix lors du FIFF de Namur et s’était déjà fait remarquer lors du festival de Cannes.

Pourquoi avoir ajouté la particule « Coulibaly » à votre nom de réalisateur ?

J’ai grandi essentiellement en France, plus particulièrement en Bretagne. Cela fait dix ans que je vis à Bruxelles, où je suis venu étudier. Malgré tout, lorsque je tourne en Afrique, une partie de moi n’est ni Simon ni Gillard. Pour Aya, par exemple, j’ai toujours été tonton Coulibaly. C’est lié à mes voyages sur ce territoire-là. Il faut savoir qu’en Afrique, il y a une tradition nommée « la plaisanterie à cousinage ». En fait, les rangs sociaux sont représentés par des noms de famille. Pour pouvoir me placer dans l'échiquier de ces rangs sociaux, pour pouvoir blaguer avec moi et détruire la hiérarchie qui peut exister par ma couleur de peau, mon origine, mes moyens financiers, ils doivent me donner un nom de famille. Cela permet de m’intégrer. En ayant toujours marché côte à côte avec mon assistant Lassina Coulibaly, on m’a toujours prêté ce nom-là, dès mes premiers films. Aya, Patricia, Emmanuel, toutes les personnes présentes lors du tournage du film, ils m’ont toujours appelé Coulibaly. Ensuite, par communion, Simon Gillard faisant la postproduction du film et tonton Coulibaly tournant le film se sont retrouvés dans « Simon Coulibaly Gillard ».

Quel a été l’impact de ce lien avec votre assistant, Lassina ?

J’ai rencontré Lassina, mon grand pote, mon assistant, mon maître, au moment de mon premier film. Dès le départ, on m’a associé à sa personnalité et on m’a offert ce nom-là qui en plus est un nom de famille glorieux, que je ne méritais probablement pas mais qu’on m’a offert.

À l’origine, Lassina est un paysan. Il a un champ de noix de cajou et de mangue. Il a été photographe dans sa jeunesse. Cette passion de la photo nous a réunis, et à travers les lentilles notre amitié a commencé. Cela fait plus de dix ans qu’on partage cette passion de l’image. Aujourd’hui, je n’ai pas la sensation de faire des films sur l’Afrique. Je fais des films qui se passent en Afrique. Le spectateur a la chance d’avoir ces deux regards.

Image extraite du documentaire Boli Bana (2017)

Lassina est en lui-même la moitié du film. Pour chacun de mes films, c’est lui qui m’a dit « tu sais, il y a un chouette truc à voir là » et moi je suis arrivé et je me suis emparé du sujet. Je suis arrivé en Côte d’Ivoire parce que lui est parti travailler là-bas quand il était jeune. Je l’ai rencontré par hasard, on a d’abord fait un court métrage qui s’appelle Anima , et pendant qu’on tournait celui-ci, il m’a parlé d’une réalité qui pouvait m’intéresser : le milieu de l’orpaillage. Il m’a parlé de ces gens qui se dédient à leur quête de l’or et qui donnent leur vie sous terre, et on en a fait un film.

Et pendant ce film sur l’orpaillage il m’a parlé de la communauté des peuls. J’ai alors voulu faire un film sur cette communauté. Tout s’est passé un peu comme ça, parce que lui a pointé du doigt une réalité et que je l’ai suivie.

Comment est né le projet du film Aya ?

Ce film, je l’avais pensé pour être tourné à Charleroi. Il a été financé sur un scénario qui se passait dans le monde des courses motocyclistes. Finalement, on a fait un film dans du sable, sans électricité et sans pétrole.

Tout le film a été un peu porté par la chance. J’ai rencontré cette île par hasard, à l’occasion d’une panne de voiture. J’avais acheté une voiture pour investiguer la Côte d’Ivoire car je sentais que j’avais un film à faire dans ce territoire. La voiture avait 600 000 kilomètres au compteur, ce qui est typique des voitures africaines. Je l’ai achetée à Abidjan en pensant faire le tour de la Côte d’Ivoire. J’ai à peine fait 2000 kilomètres et la voiture a lâché. Tout a commencé par cette panne de voiture et un accident qui devient un cadeau.

C’est comme ça que j’ai découvert Lahou et toutes ses personnalités. Aya, je l’ai aussi rencontrée par hasard : je commençais à filmer sur l’île, il y avait des jeunes qui étaient en train de pêcher. Et là, je vois cette gamine, dans le fond, avec son petit frère, Eli, dans les bras. D’un seul coup j’ai laissé tomber ces pêcheurs, qui sont sortis du cadre, et je suis resté sur elle. C’est la caméra qui l’a choisie.

L’important pour moi, c’est surtout d’être disponible et ouvert. Il faut être capable de se focaliser sur l’essentiel. L’essentiel était de raconter cette histoire de femmes, ce foyer monoparental qui fait face à des problèmes qui le dépassent. Je m’y suis tenu, et j’ai finalement réalisé le film que je voulais, dans un autre décor, avec d’autres visages. Il faut être capable de réécrire son film.

Sur ce film, j’ai surtout eu aussi le désir d’apprendre. S’il n’y a pas d’apprentissage, pour moi il n’y a pas de plaisir. Je me suis alors donné un nouveau défi : écrire des dialogues, mettre en scène des personnages que le spectateur va devoir aimer ou détester. C’était passionnant de créer cette empathie, de mettre tout ce challenge sur une personne, quelqu’un qui va porter le film : Aya. J’ai dû faire confiance à des outils de cinéma liés à la fiction, au drame, pour qu’une personne en Belgique puisse se prendre pour Aya. Pendant 1h30, on est une gamine ivoirienne de 15 ans, on a envie d’être dans sa peau, on a envie de résoudre ses problèmes à sa place, on a envie de dépasser tout ce qu’elle vit avec elle. C’était nouveau pour moi.

Vous avez suivi une formation artistique à l’INSAS, à Bruxelles notamment. Qu’avez-vous pu retirer de votre apprentissage et qu’avez-vous découvert en pratiquant ?

Une école d’art est toujours un peu antinomique. On ne peut pas vraiment apprendre à faire de l’art. On peut apprendre ce qu’il y a autour de notre art, son histoire… Puis on parvient à s’affirmer et à pratiquer son art en se détachant de tout ça. J’ai beaucoup aimé mes cinq années d’apprentissage à l’INSAS. J’y ai rencontré beaucoup de personnalités, des professeurs qui étaient dévoués à ce qu’ils faisaient.

Mais j’ai vraiment réussi à faire du cinéma au moment où je me suis éloigné le plus possible d’eux : au moment où ils n’étaient pas en train de me regarder, où je n’étais pas intimidé par la façon de faire des autres, où je pouvais juste faire à ma manière, tout seul avec ma caméra et mon micro. Avec Aya , on est loin du plateau de tournage classique belge sur lequel j’ai beaucoup travaillé et où le temps est compté. En Belgique, c’est douze heures  de boulot par jour, chaque minute compte, il faut maquiller, décorer, accessoiriser. Pour ce film, c’était plutôt deux heures de tournage par jour. Quand on faisait deux heures de tournage, on avait bien bossé. Il y a donc un autre rythme à trouver, en acceptant qu’il y ait des défauts techniques. En effet, en travaillant seul, le son est toujours le parent pauvre. Lorsque je suis en train de filmer, je ne sais pas aussi gérer le son. Il faut donc accepter les compromis, et cela a été possible en étant très loin de l’école. Avec mon bagage théorique, il fallait que je crée ma pratique. Oui, j’ai retiré des relations, un historique du cinéma, beaucoup de capacités techniques, mais le plus important reste de trouver sa propre méthode.

Il y a beaucoup d’intuition dans mon cinéma, pas de calcul. Le calcul se fait au montage où chaque seconde, chaque image compte. On essaye de trier, de nettoyer, de rendre cohérent tout ce qu’on a filmé. Mais moi, quand je filme, c’est à l’intuition. Aussi, les personnes avec qui je filme n’ont pas de montre, pas de calendrier. Il faut être très disponible à chaque instant : si quelque chose se passe, il faut pouvoir le filmer, le mettre en scène, le remettre en scène parfois. Je n’ai jamais su faire un film à partir d’un scénario écrit, parce que je n’arrive pas à appliquer un scénario. J’ai tellement envie d’en sortir, tellement envie d’en faire autre chose que ce qui était pensé. Une fois que tu as écrit une scène, elle est déjà consommée, il n’y a plus aucun plaisir à la vivre.

Je vis ce trouble entre cette envie de maîtriser tout le récit et cette incapacité, sur le moment, à maîtriser quoi que ce soit. En étant tout seul aussi, il n’y a pas de gens qui bloquent les rues par exemple. Si quelqu’un rentre dans mon cadre, se met devant mon écran et a envie de prendre la parole il peut le faire. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs, dans une scène avec un couple de vieilles personnes. À l’origine, je pensais juste filmer Aya venue pour vendre du poisson, et finalement ils deviennent les personnages de la scène, alors que je ne les connais pas. Ils avaient envie de raconter ce qu’ils ont vécu, à quel point ça leur fait mal que leur île disparaisse. Il y a un appel à l’aide, une volonté de profiter du pouvoir du cinéma qui est de faire voyager les personnes et les problématiques. C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle j’arrive à avoir le courage d’aller au bout d’un film aussi long. Il faut des années, et la seule raison d’avoir cette force-là, ce sont toutes ces personnes qui ont besoin de vous, de votre caméra pour raconter leur culture, leur langue. Ils ont besoin de défendre leur existence car celle-ci est en péril.

Face à ce film, une question taraude : sommes-nous face à un documentaire ou face à une fiction ?

En tant que fabriquant, pour moi, il n’y a pas de fracture. Il n’y a pas d’un côté le documentaire et d’un côté la fiction car ce sont les mêmes outils : des images et du son, de l’empathie, de la passion pour les personnages. Pour moi il n’y a pas de différence. Il y a des gens qui y voient un documentaire, d’autres qui y voient une fiction, mais tout le monde y voit un film.

Quand j’arrive à Lahou, je rencontre un réel assez fort, sur lequel je n’ai pas besoin de rajouter du drame. Déplacer tout un cimetière, devoir réenterrer ses morts, ce sont des choses que ces gens vivent et qui m’ont dépassé. J’y ai vu un sujet de film, mais je n’ai pas cherché à inventer quelque chose en plus. Des gens me racontent leur vie et j’ai simplement envie de mettre toutes ces histoires dans mon film.

Aya (2021)

Comment y arriver ? Il faut le faire vivre à mon personnage. Dans ce film, on n’a confiance qu’en Aya, on ne veut avancer qu’avec elle, et donc petit à petit je rajoute, en dehors du fait qu’Aya raconte la sienne, les histoires de ses oncles, de ses tantes, de ses voisins. Je la fais devenir la porte-parole de cette communauté. En cela, il y a de l’écriture et de la fiction.

Aussi, je mets de ma personne dans le film. Aya s’endort assez souvent. Je profite de ces moments pour raconter mon point de vue, pour lui prêter des rêves, des cauchemars et pouvoir dire quel est mon sentiment. Au détour d’une sieste, je rentre dans sa tête pour lui prêter mon interprétation de son quotidien.

Malgré cette réalité forte et tragique qui est racontée, Aya reste stoïque et ne nous laisse percevoir que peu d’émotions intenses. Est-ce une volonté de votre part ?

C’est une société pudique qui n’aime pas montrer ses émotions, surtout les émotions profondes. Elles sont placées dans le foyer intime et, même à l’intérieur du foyer, ce n’est pas évident d’être si démonstratif que de pleurer en public, par exemple. Il est vrai qu’Aya est un personnage qui pourrait sembler apathique. Pourtant, sa démonstration de joie, de bonhomie, est un peu provocatrice. Au fond, c’est une adolescente classique : elle aime bien se bagarrer avec sa maman, elle se laisse aller à ses premiers émois amoureux. Mais elle est aussi dans le déni total. Alors que tout le monde sait très bien qu’on ne peut rien faire contre l’océan, elle refuse de quitter son île. Elle est un peu à l’image de nous-même, de nos sociétés francophones, belges, françaises et européennes en général, où il existe un problème qui est très présent et où l’on ferme les yeux. Elle est exactement comme ça, dans le déni, et ça favorise l’identification, puisqu’on est dans cette même situation de déni total par rapport à ces enjeux climatiques.

J’avais envie de donner la même place à Aya qu’à l’Océan, qui devient un personnage à part entière. J’ai voulu créer un personnage assez ambivalent, qui est à la fois l’allié, avec lequel on peut nourrir sa famille, avec lequel on a toujours vécu, qui est même rassurant, et puis de l’autre côté l’antagoniste, l’opposant qui détruit l’île et qui se rebelle contre nous. Il essaye d’effacer notre passé, de nous effacer de la carte. J’ai eu plaisir à raconter ce personnage qui parle, qui chante et qui nous dit ces deux facettes, les deux facettes de la nature.

Aya endormie...

La musicalité est également un élément important du film. Quelles ont été les réflexions par rapport à celle-ci ?

Toutes les musiques du film, hormis celle du générique, sont réfléchies, mais on  a choisi de les jouer en « in ». C’est-à-dire qu’à aucun moment on ne plaque sur l’image une musique venue de nulle part, à chaque fois on la joue comme si une radio était allumée, comme si quelqu’un était en train de chanter. Il y a beaucoup de chants, beaucoup de musiques en réalité mais ce sont les chants des pêcheurs, des chants dans une église, des chants de communion entre les hommes, entre les hommes et la nature. Impossible pour moi de mettre une musique de film comme on la joue communément au cinéma, de plaquer une harmonie sur un moment. On ne partage pas les mêmes harmonies, ce territoire ne joue pas la musique comme nous, ce ne sont ni les mêmes rythmes, ni les mêmes notes, ni les mêmes accords. Je ne voulais surtout pas sortir mon spectateur du réel de cet endroit-là. Donc je préfère m’en remettre à leurs chansons, à leurs propres voix : c’est ainsi que le film raconte sa musicalité assez localement.

Quels liens gardez-vous aujourd’hui avec les acteurs rencontrés sur place ?

Aya, sa maman, Emmanuel, Lassina, Junior, ces gens avec qui j’ai pu travailler font aujourd’hui partie de ma vie. On a fondé une famille pour pouvoir faire ce film, et on restera une famille par après. Quand dans dix ans Aya aura besoin de fournitures scolaires pour ses enfants, elle n’aura qu’à m’appeler. On a construit cette communauté ensemble, et on va le rester. Aya attend avec impatience que je reparte là-bas pour refaire un film avec elle. C’est avant tout une expérience entre humains. Quand bien même je ne ferais plus de cinéma, je resterai toujours un peu leur tuteur. Et c’est important, ça ne doit pas changer. C’est mon plaisir de cinéaste de créer ces relations. J’espère pouvoir refaire un film avec Aya, un jour, quand elle sera peut-être jeune maman, ça me plairait beaucoup. C’est une histoire qui, je l’espère, va être longue.

Lorsqu’on présente le film, les enfants posent souvent la question de l’économie. Ils veulent savoir combien ont été payés les acteurs. C’est vraiment intéressant, parce que ce que je propose avec Aya c’est une façon nouvelle, aussi économiquement, de fabriquer un cinéma très loin des standards.

Bien sûr, il y a toujours quelque chose d’injuste. Moi, j’arrive, je fais des films qui ne coûtent pas cher mais pourtant ça représente 300 000 euros de budget. Un long métrage, en Belgique, est rarement en dessous de 2 millions. Donc 300 000 euros, c’est une fameuse somme, et pourtant cela reste peu pour trois ans de travail, pour moi et pour plein d’autres gens. Tous les gens qui apparaissent dans ce film sont payés. Il est nécessaire que tout le monde soit payé, et pourtant notre relation va au-delà d’un simple contrat de travail.

Tout autre chose

Quel objet culturel vous a touché et marqué au cours de votre vie ?

Il n’y a qu’une chose dans ma tête : un recueil de poésies de Fernando Pessoa, un poète de Lisbonne aujourd’hui décédé , qui a écrit Le Gardeur de troupeau . C’est un peu mon livre sacré, je retourne dans ses lignes quand quelque chose ne va pas. C’est de la poésie en prose, naturaliste, où l’homme ne devient que ce qu’il est, un tout petit élément. L’homme est un caillou, l’homme est une fleur, et je suis un enfant quand je le lis. Ce sont vingt pages qui suffisent à raconter le monde.

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