Un don sans amour ne vaut guère mieux qu’un refus.

Vladimir Jankélévitch

(A)symétrie du don.

Voilà Boudu, le clochard magnifique. Même s’il zigzague un peu, il foule la terre ferme du parc. Il se laisse tomber sur un banc, s’accoude au dossier, résolument détourné du monde.

La partie droite de l’écran — celle qui signe un court instant sa solitude parmi les chants d’oiseaux — accueille bientôt, à l’avant-plan, une jeune femme et sa petite fille. Regard de la femme sur le « pauvre homme » et triangle de charité : la jeune bourgeoise, face au spectateur, se penche vers la fillette, de dos. Elle l’encourage d’une voix pédagogique à secourir le malheureux, troisième sommet du triangle.

La main droite de la fillette lâche la main de sa mère, qui y place les cent sous. L’enfant blonde va vers Boudu, qui s’incline légèrement vers elle en chantonnant sa question. Même triangle, perspective renversée. Le cadre s’est resserré. Le vagabond est à l’avant-plan, de trois-quarts dos, quand la fillette lui répond mécaniquement que les sous serviront pour acheter du pain. Le corps de la mère reste présent — robe et bras droit ballant. Sa main aura tôt fait de ressaisir sa fille. Retour au cadre précédent, et départ des deux bienfaitrices.

La fillette sort du champ, nouvelle séquence. Un homme riche dans sa voiture de marque. La caméra, immobile jusque-là, le suit. Il prend d’emblée le pouvoir sur les lieux. Il s’étire, il a son temps, il balaie négligemment le parc du regard. Le plan suivant — beaucoup plus large — voit Boudu, qui n’avait pas bougé, se lever et s’approcher de lui, toujours un peu chancelant, mettant l’aumône dans sa poche. Puis l’on retrouve le plan d’avant. L’homme est en train d’allumer une cigarette et Boudu entre dans le cadre. Désinvolte, il ouvre la portière du nanti. L’autre termine d’allumer sa cigarette, jetant à peine un œil sur le clochard. Il sort de la voiture sans précipitation et se retrouve de profil, en face à face avec Boudu. La frontière sociale est marquée par leurs attitudes respectives — rigide pour l’homme riche, libre de toute rigueur pour Boudu —, leur mise négligée ou soignée, sans parler de leur pilosité. Il y a aussi la portière, qui concrètement et symboliquement sépare les deux protagonistes.

L’homme élégant fouille ses poches, en vain. Boudu, sûr des cent sous qu’il vient d’acquérir, les sort et les lui tend. L’homme s’offusque du caractère à la fois absurde et déshonorant de la situation. Le clochard ne le laisse pas respirer et lui assène, sans ménagement, la réponse même de la fillette : Pour acheter du pain. Le dernier plan le voit repartir comme il est venu, sous les yeux du riche conducteur : pied droit sur le marchepied de sa voiture, l’homme n’a rien perdu de sa rigidité.

Cinglante, la scène est une épure dont l’évidence triomphante dénonce sans appel la charité bourgeoise. La mère — par l’intermédiaire de sa fille, qu’elle éduque ainsi aux gestes compatissants — donne au clochard une aumône qu’il ne demande pas. Ce dernier — qui semble bien avoir gardé en main les cent sous — procède au renversement de la situation. Il reproduit burlesquement la séquence initiale avec l’homme à la voiture. Moment tragi-comique : tout le pouvoir dont celui-ci fait montre est retourné comme un gant. Et c’est l’absurde qui triomphe. L’homme riche est impuissant à manifester sa générosité et devient bénéficiaire à son corps défendant de celle d’un misérable qui prétend pourvoir à sa survie. Et l’absurde fait éclater la vérité sociale et morale de la scène : Boudu a assurément besoin d’argent, pas de pitié.

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