Les sept saisons de cette série intermittente se sont en effet étalées sur quinze ans (1991-2006), le temps d’accompagner et de voir vieillir l’inspectrice Jane Tennison jusqu’à sa mise à la retraite. Et chaque saison est en réalité une minisérie de trois heures vingt, qu’on peut regarder comme un long téléfilm (l’édition DVD anglaise refond d’ailleurs chaque saison en un seul long épisode). Une seule grande enquête occupe chacune de ces saisons 1 , avec la force des meilleures séries criminelles britanniques : refus absolu du glamour, précision sociologique du regard sur l’Angleterre post-thatchérienne, description minutieuse des procédures d’investigation dans ce qu’elles ont d’ingrat, de terne et de répétitif. À l’opposé des séries procédurales stéréotypées du genre les Experts , Prime Suspect joue la carte du réalisme en ne cachant rien des difficultés ni des moments de piétinement qu’implique tout travail d’enquête. Ce n’est pas ici qu’on verra des labos high-tech ni des criminels arrêtés en un quart d’heure grâce à un prélèvement d’ADN. Chaque affaire est envisagée dans toutes ses répercussions : tensions et rivalités au sein des services de police, retombées sociales, interférences médiatiques, pressions qui s’exercent pour enterrer un dossier délicat. S’ajoute à cela la lenteur calculée de la narration qui, loin d’être facteur d’ennui, se révèle au contraire captivante. La durée produit de la densité. Prime Suspect est, avec The Wire , l’une de ces rares séries qui communiquent le sentiment d’une épaisseur romanesque. Que la scénariste Lynda La Plante soit également romancière n’y est sans doute pas étranger. La mise en scène y a aussi sa part : le grain de l’image (la série fut tournée en 35 mm), l’appréhension des corps, le soin des repérages concourent à donner au filmage une texture d’une grande véracité.

Coriace, compétente, intuitive, opiniâtre, Jane Tennison passe autant de temps à courir le malfrat qu’à lutter contre la collusion des membres de la classe dominante, le sexisme ordinaire de ses collègues qui supportent mal d’être placés sous les ordres d’une femme, la prudence bornée dont fait montre sa hiérarchie dès qu’une affaire de corruption risque d’éclabousser de gros bonnets. Le personnage est d’autant plus passionnant qu’on ne cherche pas à toute force à nous le rendre sympathique. Souvent hautaine et cassante — à proportion de son intelligence et d’une ambition légitime, acceptée chez un homme, mal vue chez une femme —, elle fait volontiers cavalier seul, au risque de mettre sa carrière en péril. Au fil des saisons, elle se verra tour à tour menacée de suspension, rétrogradée, mutée en province, puis rétablie dans ses fonctions. Parallèlement, sa vie privée, entièrement sacrifiée au travail, tourne au désastre — c’est devenu depuis un poncif dramatique de ce genre de série, et l’on apprécie d’autant plus le traitement anti-sentimental réservé aux problèmes personnels de l’héroïne, sa rupture avec son compagnon, ses aventures d’un soir et, par la suite, son alcoolisme.

Jane Tennison, c’est Helen Mirren dans la splendeur de sa maturité, qui confère à son personnage un poids d’existence impressionnant, dans le moindre de ses regards et de ses gestes, jusqu’aux plus anodins — rectifier sa coiffure, se servir un verre. À ce degré d’intériorisation d’un rôle, le mot d’interprétation paraît faible. Parce que la longue durée de la série enregistre le passage du temps, parce que Mirren figure dans presque toutes les scènes et que tout ce qu’elle fait est passionnant à voir, la fiction se double d’un documentaire sur sa principale interprète. S’il y a cent raisons d’aimer Prime Suspect , la première, c’est elle.

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