critique &
création culturelle
L’enfant prodige
Toutes les réponses du père ne sont pas celles du fils

Avec L’enfant prodige , Michael Kupperman s’éloigne de l’humour absurde qui caractérise habituellement ses comics. Cherchant à donner du sens à son enfance et à l’adulte qu’il est devenu, ce lauréat du fameux prix Eisner livre ici des « mémoires graphiques » qui investiguent l’expérience de son père, Joel Kupperman, comme enfant star d'une émission de divertissement.

Joel Kupperman est l’enfant prodige le plus connu des États-Unis. Toute son enfance, puis son adolescence, il participe à l’émission Quiz Kids (« les Incollables »), un jeu radiophonique puis télévisé des années 1940. Joel émerveille par sa capacité à répondre aux « colles » qu’on lui pose, particulièrement en mathématiques. Coqueluche du public et des médias, il rencontre nombre de personnalités célèbres, voyage et joue même dans un film.

Pourtant, cette vie n’est pas un rêve. Pas tant son rêve, du moins, que celui de sa mère, instigatrice et manager autodésignée de cette carrière d’enfant star qui constitue pour elle un tremplin social. Lorsque l’adoration générale finit par se muer en haine, Joel se retire à l’écart du monde , se plonge dans une carrière de philosophe et évite soigneusement toute référence à ce passé qui le hante.

En manque de réponses sur lui-même et sur sa relation avec son père, son fils Michael décide de les chercher dans ce passé tabou, avant que la démence naissante de Joel ne l’oblitère définitivement. D’enquêtes en discussions, s’appuyant sur de vieux albums photo, il comprend le prix payé par son père pour la marchandisation de son enfance et de son intelligence. Le revers sombre de la célébrité précoce ne nous est plus étranger aujourd’hui, mais Michael Kupperman ne se contente pas d’en faire état.

Nous découvrons avec lui l’instrumentalisation politique par la production de l’émission, pour qui la présence d’un enfant juif attachant constituait un dispositif de propagande contre l’antisémitisme ambiant et justifiant l’effort de guerre. Au poids de représenter un symbole dont tant de gens dépendent, s’ajoutent la culpabilité envers sa sœur ainsi que le coût moral d’avoir participé à des émissions qui, comme beaucoup d’autres, se sont, dans un grand scandale, avérées truquées – ou, selon les aveux, « pilotées ». La honte qui en résulte est quantifiée par son fils au regard des cinquante années que Joel Kupperman consacrera ensuite à réfléchir aux questions d’éthique et de morale.

Si la plupart des critiques comparent cet ouvrage à Fun Home d’Alison Bechdel , qu’il me faut encore lire, c’est à Maus d'Art Spiegelman que L’enfant prodige m’a de prime abord fait penser. Une progéniture embourbée dans un traumatisme transgénérationnel, à la vie façonnée par des souvenirs qui ne sont pas les leurs… Les scènes d’interview du père par le fils, en particulier, m’ont instantanément renvoyée à ce classique. Cependant, là ou Maus part du récit individuel pour mettre l’emphase sur l’Histoire et la tragédie de tout un peuple, Michael Kupperman est très clair sur son intention de retracer l’impact de ce vécu sur sa propre histoire familiale, comme l’illustre le dialogue entre leurs deux visages sur la première et la quatrième de couverture.

« Et désormais, il perdait peu à peu la tête, pour échapper à mes efforts pour le comprendre.

Eh ben rien à foutre. Je finirai par me comprendre.

Me comprendre ? Je voulais dire le comprendre. »

Tout au long du livre, le récit alterne entre zoom anglé sur le passé du père et dézoom qui replace le fils dans le champ. On retrouve ce schéma jusque dans le dessin avec, sur de nombreuses planches, une succession de plans de plus en plus rapprochés sur une même image, ou à l’inverse des plans de plus en plus larges. Ce cadrage, accompagné de phrases scindées en énoncés courts se voulant percutants, imite un effet cinématographique volontiers dramatique. Les aplats en noir et blanc et les arrière-plans constitués de motifs géométriques participent à concentrer l’attention sur les personnages, dont les émotions faciales sont, en dépit de la simplicité du trait, facilement identifiables et touchantes.

Originellement publié chez Gallery13, filiale de Simon & Schuster, L’enfant prodige a été repris pour la version française par la Cinquième Couche . Cette maison d’édition bruxelloise a été fondée dans les années 1990 par un groupe d’étudiant·es de l’Institut Saint-Luc afin de publier leurs travaux. Elle se spécialise dans la bande dessinée alternative, qui se situe entre BD et art.

On comprend que cet ouvrage y trouve sa place. Entre BD et art, entre père et fils, entre histoire et Histoire, passé et présent, oubli et reconstitution… L’enfant prodige , né du vide entre ces dimensions, cherche à les réconcilier. Avant que ne s’aggrave la démence sénile de Joel Kupperman, ces mémoires graphiques constituaient une tentative de compréhension, abritant un espoir sous-jacent de rapprochement. Mais l’encre n’a pas suffi à remplir la page blanche de leur relation filiale. On sent que son père lui manque, lui a manqué toute sa vie. L’émotion est particulièrement palpable dans l’avant-dernier chapitre, qui met en scène la première et dernière discussion à cœur ouvert entre les deux Kupperman.

Le dernier chapitre contient quant à lui toutes les interrogations de l’auteur sur ses trouvailles :

« Contempler l’histoire revient à observer un motif abstrait. Vous commencez à voir des choses. »

Il finit son récit sur une question laissée en suspens : celle du sens de sa démarche. De ce processus, Michael Kupperman n’aura pas tiré « all the answers » (titre original de l’œuvre). On referme ce livre avec, sur la poitrine, le poids d’une frustration ; les sourcils froncés en imaginant voir les pistes de compréhension de notre propre vie si proches, mais hors de portée.

Même rédacteur·ice :

L’enfant prodige : mon père, le génie des tournois.

De Michael Kupperman
La Cinquième Couche, 2022
228 pages